mardi 27 janvier 2015

Albert Camus / Les muets


Albert Camus

 On était au plein de l'hiver et cependant une journée radieuse se levait sur la ville déjà active. Au bout de la jetée, la mer et le ciel se confondaient dans un même éclat. Yvars, pourtant, ne les voyait pas. Il roulait lourdement le long des boulevards qui dominent le port. Sur la pédale fixe de la bicyclette, sa jambe infirme reposait, immobile, tandis que l'autre peinait pour vaincre les pavés encore mouillés de l'humidité nocturne. Sans relever la tête, tout menu sur sa selle, il évitait les rails de l'ancien tramway, il se rangeait d'un coup de guidon brusque pour laisser passer les automobiles qui le doublaient et, de temps en temps, il renvoyait du coude, sur ses reins, la musette où Fernande avait placé son déjeuner. Il pensait alors avec amertume au contenu de la musette. Entre les deux tranches de gros pain, au lieu de l'omelette à l'espagnole qu'il aimait, ou du bifteck frit dans l'huile, il avait seulement du fromage.
[76] Le chemin de l'atelier ne lui avait jamais paru aussi long. Il vieillissait, aussi. À quarante ans, et bien qu'il fût resté sec comme un sarment de vigne, les muscles ne se réchauffent pas aussi vite. Parfois, en lisant des comptes rendus sportifs ou l'on appelait vétéran un athlète de trente ans, il haussait les épaules. « Si c'est un vétéran, disait-il à Fernande, alors, moi, je suis déjà aux allongés. » Pourtant, il savait que le journaliste n'avait pas tout a fait tort. À trente ans, le souffle fléchit déjà, imperceptiblement. À quarante, on n'est pas aux allongés, non, mais on s'y prépare, de loin, avec un peu d'avance. N'était-ce pas pour cela que depuis longtemps il ne regardait plus la mer, pendant le trajet qui le menait à l'autre bout de la ville où se trouvait la tonnellerie ? Quant il avait vingt ans, il ne pouvait se lasser de la contempler ; elle lui promettait une fin de semaine heureuse, à la plage. Malgré ou à cause de sa boiterie, il avait toujours aimé la nage. Puis les années avaient passé, il y avait eu Fernande, la naissance du garçon, et, pour vivre, les heures supplémentaires, à la tonnellerie le samedi, le dimanche chez des particuliers où il bricolait. Il avait perdu peu à peu l'habitude de ces journées violentes qui le rassasiaient. L'eau profonde et claire, le fort soleil, les filles, la vie du corps, il [77] n'y avait pas d'autre bonheur dans son pays. Et ce bonheur passait avec la jeunesse. Yvars continuait d'aimer la mer, mais seulement à la fin du jour quand les eaux de la baie fonçaient un peu. L'heure était douce sur la terrasse de sa maison où il s'asseyait après le travail, content de sa chemise propre que Fernande savait si bien repasser, et du verre d'anisette couvert de buée. Le soir tombait, une douceur brève s'installait dans le ciel, les voisins qui parlaient avec Yvars baissaient soudain la voix. Il ne savait pas alors s'il était heureux, ou s'il avait envie de pleurer. Du moins, il était d'accord dans ces moments-là, il n'avait rien à faire qu'à attendre, doucement, sans trop savoir quoi.
Les matins où il regagnait son travail, au contraire, il n'aimait plus regarder la mer, toujours fidèle au rendez-vous, mais qu'il ne reverrait qu'au soir. Ce matin-là, il roulait, la tête baissée, plus pesamment encore que d'habitude : le cœur aussi était lourd. Quand il était rentré de la réunion, la veille au soir, et qu'il avait annoncé qu'on reprenait le travail : « Alors, avait dit Fernande joyeuse, le patron vous augmente ? » Le patron n'augmentait rien du tout, la grève avait échoué. Ils n'avaient pas bien manœuvré, on devait le reconnaître. Une grève de colère, et le syndicat avait eu raison de [78] suivre mollement. Une quinzaine d'ouvriers, d'ailleurs, ce n'était pas grand-chose ; le syndicat tenait compte des autres tonnelleries qui n'avaient pas marché. On ne pouvait pas trop leur en vouloir. La tonnellerie, menacée par la construction des bateaux et des camions-citernes, n'allait pas fort. On faisait de moins en moins de barils et de bordelaises ; on réparait surtout les grands foudres qui existaient déjà. Les patrons voyaient leurs affaires compromises, c'était vrai, mais ils voulaient quand même préserver une marge de bénéfices ; le plus simple leur paraissait encore de freiner les salaires, malgré la montée des prix. Que peuvent faire des tonneliers quand la tonnellerie disparaît ?On ne change pas de métier quand on a pris la peine d'en apprendre un ; celui-là était difficile, il demandait  un long apprentissage. Le bon tonnelier, celui qui ajuste ses douelles courbes, les resserre au feu et au cercle de fer, presque hermétiquement, sans utiliser le rafia ou l'étoupe, était rare. Yvars le savait et il en était fier. Changer de métier n'est rien, mais renoncer à ce qu'on sait, à sa propre maîtrise, n'est pas facile. Un beau métier sans emploi, on était coincé, il fallait se résigner. Mais la résignation non plus n'est pas facile. Il était difficile d'avoir la bouche fermée, de ne pas pouvoir [79] vraiment discuter et de reprendre la même route, tous les matins, avec une fatigue qui s'accumule, pour recevoir, à la fin de la semaine, seulement ce qu'on veut bien vous donner, et qui suffit de moins en moins.
Alors, ils s'étaient mis en colère. Il y en avait deux ou trois qui hésitaient, mais la colère les avait gagnés aussi après les premières discussions avec le patron. Il avait dit en effet, tout sec, que c'était à prendre ou à laisser. Un homme ne parle pas ainsi. « Qu'est-ce qu'il croit ! avait dit Esposito, qu'on va baisser le pantalon ? » Le patron n'était pas un mauvais bougre, d'ailleurs. Il avait pris la succession du père, avait grandi dans l'atelier et connaissait depuis des années presque tous les ouvriers. Il les invitait parfois à des casse-croûtes, dans la tonnellerie ; on faisait griller des sardines ou du boudin sur des feux de copeaux et, le vin aidant, il était vraiment très gentil. A la nouvelle année, il donnait toujours cinq bouteilles de vin fin à chacun des ouvriers, et souvent, quand il y avait parmi eux un malade ou simplement un événement, mariage ou communion, il leur faisait un cadeau d'argent. A la naissance de sa fille, il y avait eu des dragées pour tout le monde. Deux ou trois fois, il avait invité Yvars à chasser dans sa propriété du littoral. Il aimait [80] bien ses ouvriers, sans doute, et il rappelait souvent que son père avait débuté comme apprenti. Mais il n'était jamais allé chez eux, il ne se rendait pas compte. Il ne pensait qu'à lui, parce qu'il ne connaissait que lui, et maintenant c'était à prendre ou à laisser. Autrement dit, il s'était buté à son tour. Mais, lui, il pouvait se le permettre.
Ils avaient forcé la main au syndicat, l'atelier avait fermé ses portes. « Ne vous fatiguez pas pour les piquets de grève, avait dit le patron. Quand l'atelier ne travaille pas, je fais des économies. » Ce n'était pas vrai, mais ça n'avait pas arrangé les choses puisqu'il leur disait en pleine figure qu'il les faisait travailler par charité. Esposito était fou de rage et lui avait dit qu'il n'était pas un homme. L'autre avait le sang chaud et il fallut les séparer. Mais, en même temps, les ouvriers avaient été impressionnés. Vingt jours de grève, les femmes tristes à la maison, deux ou trois d'entre eux découragés, et pour finir, le syndicat avait conseillé de céder, sur la promesse d'un arbitrage et d'une récupération des journées de grève par des heures supplémentaires. Ils avaient décidé la reprise du travail. En crânant, bien sûr, en disant que ce n'était pas cuit, que c'était à revoir. Mais ce matin, une fatigue qui ressemblait [81] au poids de la défaite, le fromage au lieu de la viande, et l'illusion n'était plus possible. Le soleil avait beau briller, la mer ne promettait plus rien. Yvars appuyait sur son unique pédale et, à chaque tour de roue, il lui semblait vieillir un peu plus. Il ne pouvait penser à l'atelier, aux camarades et au patron qu'il allait retrouver, sans que son coeur s'alourdît un peu plus. Fernande s'était inquiétée : « Qu'est-ce que vous allez lui dire ? -Rien. » Yvars avait enfourché sa bicyclette, et secouait la tête. Il serrait les dents ; son petit visage brun et ridé, aux traits fins, s'était fermé. « On travaille. Ça suffit. » Maintenant il roulait, les dents toujours serrées, avec une colère triste et sèche qui assombrissait jusqu'au ciel lui-même.
Il quitta le boulevard, et la mer, s'engagea dans les rues humides du vieux quartier espagnol. Elles débouchaient dans une zone occupée seulement par des remises, des dépôts de ferraille et des garages, ou s'élevait l'atelier : une sorte de hangar, maçonné jusqu'à mi-hauteur, vitré ensuite jusqu'au toit de tôle ondulée. Cet atelier donnait sur l'ancienne tonnellerie, une cour encadrée de vieux préaux, qu'on avait abandonnée lorsque l'entreprise s'était agrandie et qui n'était plus maintenant qu'un dépôt [82] de machines usagées et de vieilles futailles. Au-delà de la cour, séparé d'elle par une sorte de chemin couvert en vieilles tuiles commençait le jardin du patron au bout duquel s'élevait la maison. Grande et laide, elle était avenante, cependant, à cause de sa vigne vierge et du maigre chèvrefeuille qui entourait l'escalier extérieur.
Yvars vit tout de suite que les portes de l'atelier étaient fermées. Un groupe d'ouvriers se tenait en silence devant elles. Depuis qu'il travaillait ici, c'était la première fois qu'il trouvait les portes fermées en arrivant. Le patron avait voulu marquer le coup. Yvars se dirigea vers la gauche, rangea sa bicyclette sous l'appentis qui prolongeait le hangar de ce côté et marcha vers la porte. Il reconnut de loin Esposito, un grand gaillard brun et poilu qui travaillait à côté de lui, Marcou, le délégué syndical, avec sa tête de tenorino, Saïd, le seul Arabe de l'atelier, puis tous les autres qui, en silence, le regardaient venir. Mais avant qu'il les eût rejoints, ils se retournèrent soudain vers les portes de l'atelier qui venaient de s'entrouvrir. Ballester, le contremaître, apparaissait dans l'embrasure. Il ouvrait l'une des lourdes portes et, tournant alors le dos aux ouvriers, la poussait lentement sur son rail de fonte.
[83] Ballester, qui était le plus vieux de tous, désapprouvait la grève, mais s'était tu à partir du moment où Esposito lui avait dit qu'il servait les intérêts du patron. Maintenant, il se tenait près de la porte, large et court dans son tricot bleu marine, déjà pieds nus (avec Saïd, il était le seul qui travaillât pieds nus) et il les regardait entrer un à un, de ses yeux tellement clairs qu'ils paraissaient sans couleur dans son vieux visage basané, la bouche triste sous la moustache épaisse et tombante. Eux se taisaient, humiliés de cette entrée de vaincus, furieux de leur propre silence, mais de moins en moins capables de le rompre à mesure qu'il se prolongeait. Ils passaient, sans regarder Ballester dont ils savaient qu'il exécutait un ordre en les faisant entrer de cette manière, et dont l'air amer et chagrin les renseignait sur ce qu'il pensait. Yvars, lui, le regarda. Ballester, qui l'aimait bien, hocha la tête sans rien dire.
Maintenant, ils étaient tous au petit vestiaire, à droite de l'entrée : des stalles ouvertes, séparées par des planches de bois blanc où l'on avait accroché, de chaque côté, un petit placard fermant à clé ; la dernière stalle à partir de l'entrée, à la rencontre des murs du hangar, avait été transformée en cabine de douches, [84] au-dessus d'une rigole d'écoulement creusée à même le sol de terre battue. Au centre du hangar, on voyait, selon les places de travail, des bordelaises déjà terminées, mais cerclées lâches, et qui attendaient le forçage au feu, des bancs épais creusés d'une longue fente (et pour certains d'entre eux des fonds de bois circulaires, attendant d'être affûtés à la varlope, y étaient glissés), des feux noircis enfin. Le long du mur, à gauche de l'entrée, s'alignaient les établis. Devant eux s'entassaient les piles de douelles à raboter. Contre le mur de droite, non loin du vestiaire, deux grandes scies mécaniques, bien huilées, fortes et silencieuses, luisaient.
Depuis longtemps, le hangar était devenu trop grand pour la poignée d'hommes qui l'occupaient. C'était un avantage pendant les grandes chaleurs, un inconvénient l'hiver. Mais aujourd'hui, dans ce grand espace, le travail planté là, les tonneaux échoués dans les coins, avec l'unique cercle qui réunissait les pieds des douelles épanouies dans le haut, comme de grossières fleurs de bois, la poussière de sciure qui recouvrait les bancs, les caisses d'outils et les machines, tout donnait à l'atelier un air d'abandon. Ils le regardaient, vêtus maintenant de leurs vieux tricots, de leurs pantalons [85] délavés et rapiécés, et ils hésitaient. Ballester les observait. « Alors, dit-il, on y va ? » Un à un, ils gagnèrent leur place sans rien dire. Ballester allait d'un poste à l'autre et rappelait brièvement le travail à commencer ou à terminer. Personne ne répondait. Bientôt, le premier marteau résonna contre le coin de bois ferré qui enfonçait un cercle sur la partie renflée d'un tonneau, une varlope gémit dans un noeud de bois, et l'une des scies, lancée par Esposito, démarra avec un grand bruit de lames froissées. Saïd, à la demande, apportait des douelles, ou allumait les feux de copeaux sur lesquels on plaçait les tonneaux pour les faire gonfler dans leur corset de lames ferrées. Quand personne ne le réclamait, il rivait aux établis, à grands coups de marteau, les larges cercles rouillés. L'odeur des copeaux brûlés commençait de remplir le hangar. Yvars, qui rabotait et ajustait les douelles taillées par Esposito, reconnut le vieux parfum et son coeur se desserra un peu. Tous travaillaient en silence, mais une chaleur, une vie renaissaient peu à peu dans l'atelier. Par les grands vitrages, une lumière fraîche remplissait le hangar. Les fumées bleuissaient dans l'air doré ; Yvars entendit même un insecte bourdonner près de lui.
[86] À ce moment, la porte qui donnait dans l'ancienne tonnellerie s'ouvrit sur le mur du fond, et M. Lassalle, le patron, s'arrêta sur le seuil. Mince et brun, il avait à peine dépassé la trentaine. La chemise blanche largement ouverte sur un complet de gabardine beige, il avait l'air à l'aise dans son corps. Malgré son visage très osseux, taillé en lame de couteau, il inspirait généralement la sympathie, comme la plupart des gens que le sport a libérés dans leurs attitudes. Il semblait pourtant un peu embarrassé en franchissant la porte. Son bonjour fut moins sonore que d'habitude ; personne en tout cas n'y répondit. Le bruit des marteaux hésita, se désaccorda un peu, et reprit de plus belle. M. Lassalle fit quelques pas indécis, puis il avança vers le petit Valery, qui travaillait avec eux depuis un an seulement. Près de la scie mécanique, à quelques pas d'Yvars, il plaçait un fond sur une bordelaise et le patron le regardait faire. Valery continuait à travailler, sans rien dire. « Alors, fils, dit M. Lassalle, ça va ? » Le jeune homme devint tout d'un coup plus maladroit dans ses gestes. Il jeta un regard à Esposito qui, près de lui, entassait sur ses bras énormes une pile de douelles pour les porter à Yvars. Esposito le regardait aussi, tout en continuant son travail, et Valery repiqua le [87] nez dans sa bordelaise sans rien répondre au patron. Lassalle, un peu interdit, resta un court moment planté devant le jeune homme, puis il haussa les épaules et se retourna vers Marcou. Celui-ci, à califourchon sur son banc, finissait d'affûter, à petits coups lents et précis, le tranchant d'un fond. « Bonjour, Marcou », dit Lassalle, d'un ton plus sec. Marcou ne répondit pas, attentif seulement à ne tirer de son bois que de très légers copeaux. « Qu'est-ce qui vous prend, dit Lassalle d'une voix forte et en se tournant cette fois vers les autres ouvriers. On n'a pas été d'accord, c'est entendu. Mais ça n'empêche pas qu'on doive travailler ensemble. Alors, à quoi ça sert ? » Marcou se leva, souleva son fond, vérifia du plat de la main le tranchant circulaire, plissa ses yeux langoureux avec un air de grande satisfaction et, toujours silencieux, se dirigea vers un autre ouvrier qui assemblait une bordelaise. Dans tout l'atelier, on n'entendait que le bruit des marteaux et de la scie mécanique. « Bon, dit Lassalle, quand ça vous aura passé, vous me le ferez dire par Ballester. » À pas tranquilles, il sortit de l'atelier.
Presque tout de suite après, au-dessus du vacarme de l'atelier, une sonnerie retentit deux fois. Ballester, qui venait de s'asseoir pour rouler [88] une cigarette, se leva pesamment et gagna la petite porte du fond. Après son départ, les marteaux frappèrent moins fort ; l'un des ouvriers venait même de s'arrêter quand Ballester revint. De la porte, il dit seulement : « Le patron vous demande, Marcou et Yvars. » Le premier mouvement d'Yvars fut d'aller se laver les mains, mais Marcou le saisit au passage par le bras et il le suivit en boitant.
Au-dehors, dans la cour, la lumière était si fraîche, si liquide, qu'Yvars la sentait sur son visage et sur ses bras nus. Ils gravirent l'escalier extérieur, sous le chèvrefeuille où apparaissaient déjà quelques fleurs. Quand ils entrèrent dans le corridor tapissé de diplômes, ils entendirent des pleurs d'enfant et la voix de M. Lassalle qui disait : « Tu la coucheras après le déjeuner. On appellera le docteur si ça ne lui passe pas. » Puis le patron surgit dans le corridor et les fit entrer dans le petit bureau qu'ils connaissaient déjà, meublé de faux rustique, les murs ornés de trophées sportifs. « Asseyez-vous », dit Lassalle en prenant place derrière son bureau. Ils restèrent debout. « Je vous ai fait venir parce que vous êtes, vous, Marcou, le délégué et, toi, Yvars, mon plus vieil employé après Ballester. Je ne veux pas reprendre les discussions qui sont maintenant finies. Je ne peux pas, absolument pas, vous donner ce que vous demandez. L'affaire a été réglée, nous sommes arrivés à la conclusion qu'il fallait reprendre le travail. Je vois que vous m'en voulez et ça m'est pénible, je vous le dis comme je le sens. Je veux simplement ajouter ceci : ce que je ne peux pas faire aujourd'hui, je pourrai peut-être le faire quand les affaires reprendront. Et si je peux le faire, je le ferai avant même que vous me le demandiez. En attendant, essayons de travailler en accord. » Il se tut, sembla réfléchir, puis leva les yeux sur eux. « Alors ? » dit-il. Marcou regardait au-dehors. Yvars, les dents serrées, voulait parler, mais ne pouvait pas. « Écoutez, dit Lassalle, vous vous êtes tous butés. Ça vous passera. Mais quand vous serez devenus raisonnables, n'oubliez pas ce que je viens de vous dire. » Il se leva, vint vers Marcou et lui tendit la main. « Chao ! » dit-il. Marcou pâlit d'un seul coup, son visage de chanteur de charme se durcit et, l'espace d'une seconde, devint méchant. Puis il tourna brusquement les talons et sortit. Lassalle, pâle aussi, regarda Yvars sans lui tendre la main. « Allez vous faire foutre », cria-t-il.
Quand ils rentrèrent dans l'atelier, les ouvriers déjeunaient. Ballester était sorti. Marcou dit seulement : « Du vent », et il regagna sa [90] place de travail. Esposito s'arrêta de mordre dans son pain pour demander ce qu'ils avaient répondu ; Yvars dit qu'ils n'avaient rien répondu. Puis, il alla chercher sa musette et revint s'asseoir sur le banc OÙ il travaillait. Il commençait de manger lorsque, non loin de lui, il aperçut Saïd, couché sur le dos dans un tas de copeaux, le regard perdu vers les verrières, bleuies par un ciel maintenant moins lumineux. Il lui demanda s'il avait déjà fini. Saïd dit qu'il avait mangé ses figues. Yvars s'arrêta de manger. Le malaise qui ne l'avait pas quitté depuis l'entrevue avec Lassalle disparaissait soudain pour laisser seulement place à une bonne chaleur. Il se leva en rompant son pain et dit, devant le refus de Saïd, que la semaine prochaine tout irait mieux. « Tu m'inviteras à ton tour », dit-il. Saïd sourit. Il mordait maintenant dans un morceau du sandwich d'Yvars, mais légèrement, comme un homme sans faim.
Esposito prit une vieille casserole et alluma un petit feu de copeaux et de bois. Il fit réchauffer du café qu'il avait apporté dans une bouteille. Il dit que c'était un cadeau pour l'atelier que son épicier lui avait fait quand il avait appris l'échec de la grève. Un verre à moutarde circula de main en main. À chaque fois, Esposito versait le café déjà sucré. Saïd l'avala avec [91] plus de plaisir qu'il n'avait mis à manger. Esposito buvait le reste du café à même la casserole brûlante, avec des clappements de lèvres et des jurons. À ce moment, Ballester entra pour annoncer la reprise.
Pendant qu'ils se levaient et rassemblaient papiers et vaisselles dans leurs musettes, Ballester vint se placer au milieu d'eux et dit soudain que c'était un coup dur pour tous, et pour lui aussi, mais que ce n'était pas une raison pour se conduire comme des enfants et que ça ne servait à rien de bouder. Esposito, la casserole à la main, se tourna vers lui ; son épais et long visage avait rougi d'un coup. Yvars savait ce qu'il allait dire, et que tous pensaient en même temps que lui, qu'ils ne boudaient pas, qu'on leur avait fermé la bouche, c'était à prendre ou à laisser, et que la colère et l'impuissance font parfois si mal qu'on ne peut même pas crier. Ils étaient des hommes, voilà tout, et ils n'allaient pas se mettre à faire des sourires et des mines. Mais Esposito ne dit rien de tout cela, son visage se détendit enfin, et il frappa doucement l'épaule de Ballester pendant que les autres retournaient à leur travail. De nouveau les marteaux résonnèrent, le grand hangar s'emplit du vacarme familier, de l'odeur des copeaux et des vieux vêtements mouillés de sueur. La [92] grande scie vrombissait et mordait dans le bois frais de la douelle qu'Esposito poussait lentement devant lui. À l'endroit de la morsure, une sciure mouillée jaillissait et recouvrait d'une sorte de chapelure de pain les grosses mains poilues, fermement serrées sur le bois, de chaque côté de la lame rugissante. Quand la douelle était tranchée, on n'entendait plus que le bruit du moteur.
Yvars sentait maintenant la courbature de son dos penché sur la varlope. D'habitude, la fatigue ne venait que plus tard. Il avait perdu son entraînement pendant ces semaines d'inaction, c'était évident. Mais il pensait aussi à l'âge qui fait plus dur le travail des mains, quand ce travail n'est pas de simple précision. Cette courbature lui annonçait aussi la vieillesse. Là où les muscles jouent, le travail finit par être maudit, il précède la mort, et les soirs de grands efforts, le sommeil justement est comme la mort. Le garçon voulait être instituteur, il avait raison, ceux qui faisaient des discours sur le travail manuel ne savaient pas de quoi ils parlaient.
Quand Yvars se redressa pour reprendre souffle et chasser aussi ces mauvaises pensées, la sonnerie retentit à nouveau. Elle insistait, mais d'une si curieuse manière, avec de courts arrêts [93] et des reprises impérieuses, que les ouvriers s'arrêtèrent. Ballester écoutait, surpris, puis se décida et gagna lentement la porte. Il avait disparu depuis quelques secondes quand la sonnerie cessa enfin. Ils reprirent le travail. De nouveau, la porte s'ouvrit brutalement, et Ballester courut vers le vestiaire. Il en sortit, chaussé d'espadrilles, enfilant sa veste, dit à Yvars en passant : « La petite a eu une attaque. Je vais chercher Germain », et courut vers la grande porte. Le docteur Germain s'occupait de l'atelier ; il habitait le faubourg. Yvars répéta la nouvelle sans commentaires. Ils étaient autour de lui et se regardaient, embarrassés. On n'entendait plus que le moteur de la scie mécanique qui roulait librement. « Ce n'est peut-être rien », dit l'un deux. Ils regagnèrent leur place, l'atelier se remplit de nouveau de leurs bruits, mais ils travaillaient lentement, comme s'ils attendaient quelque chose.
Au bout d'un quart d'heure, Ballester entra de nouveau, déposa sa veste et, sans dire un mot, ressortit par la petite porte. Sur les verrières, la lumière fléchissait. Un peu après, dans les intervalles où la scie ne mordait pas le bois, on entendit le timbre mat d'une ambulance, d'abord lointaine, puis proche, et présente, maintenant silencieuse. Au bout d'un moment, [94] Ballester revint et tous avancèrent vers lui. Esposito avait coupé le moteur. Ballester dit qu'en se déshabillant dans sa chambre, l'enfant était tombée d'un coup, comme si on l'avait fauchée. « Ça, alors ! » dit Marcou. Ballester hocha la tête et eut un geste vague vers l'atelier ; mais il avait l'air bouleversé. On entendit à nouveau le timbre de l'ambulance. Ils étaient tous là, dans l'atelier silencieux, sous les flots de lumière jaune déversés par les verrières, avec leurs rudes mains inutiles qui pendaient le long des vieux pantalons couverts de sciure.
Le reste de l'après-midi se traîna. Yvars ne sentait plus que sa fatigue et son coeur toujours serré. Il aurait voulu parler. Mais il n'avait rien à dire et les autres non plus. Sur leurs visages taciturnes se lisaient seulement le chagrin et une sorte d'obstination. Parfois, en lui, le mot malheur se formait, mais à peine, et il disparaissait aussitôt comme une bulle naît et éclate en même temps. Il avait envie de rentrer chez lui, de retrouver Fernande, le garçon, et la terrasse aussi. Justement, Ballester annonçait la clôture. Les machines s'arrêtèrent. Sans se presser, ils commencèrent d'éteindre les feux et de ranger leur place, puis ils gagnèrent un à un le vestiaire. Saïd resta le dernier, il devait nettoyer les lieux de travail, et arroser le sol poussiéreux, [95] Quand Yvars arriva au vestiaire, Esposito, énorme et velu, était déjà sous la douche. Il leur tournait le dos, tout en se savonnant à grand bruit. D'habitude, on le plaisantait sur sa pudeur ; ce grand ours, en effet, dissimulait obstinément ses parties nobles. Mais personne ne parut s'en apercevoir ce jour-là. Esposito sortit à reculons et enroula autour de ses hanches une serviette en forme de pagne. Les autres prirent leur tour et Marcou claquait vigoureusement ses flancs nus quand on entendit la grande porte rouler lentement sur sa roue de fonte. Lassale entra.
Il était habillé comme lors de sa première visite, mais ses cheveux étaient un peu dépeignés. Il s'arrêta sur le seuil, contempla le vaste atelier déserté, fit quelques pas, s'arrêta encore et regarda vers le vestiaire. Esposito, toujours couvert de son pagne, se tourna vers lui. Nu, embarrassé, il se balançait un peu d'un pied sur l'autre. Yvars pensa que c'était à Marcou de dire quelque chose. Mais Marcou se tenait, invisible, derrière la pluie d'eau qui l'entourait. Esposito se saisit d'une chemise, et il la passait prestement quand Lassalle dit : « Bonsoir », d'une voix un peu détimbrée, et se mit à marcher vers la petite porte. Quand Yvars pensa qu'il fallait l'appeler, la porte se refermait déjà.
[96] Yvars se rhabilla alors sans se laver, dit bonsoir lui aussi, mais avec tout son cœur, et ils lui répondirent avec la même chaleur. Il sortit rapidement, retrouva sa bicyclette et, quand il l'enfourcha, sa courbature. Il roulait maintenant dans l'après-midi finissant, à travers la ville encombrée. Il allait vite, il voulait retrouver la vieille maison et la terrasse. Il se laverait dans la buanderie avant de s'asseoir et de regarder la mer qui l'accompagnait déjà, plus foncée que le matin, au-dessus des rampes du boulevard. Mais la petite fille aussi l'accompagnait et il ne pouvait s'empêcher de penser à elle.

À la maison, le garçon était revenu de l'école et lisait des illustrés. Fernande demanda à Yvars si tout s'était bien passé. Il ne dit rien, se lava dans la buanderie, puis s'assit sur le banc, contre le petit mur de la terrasse. Du linge reprisé pendait au-dessus de lui, le ciel devenait transparent ; par-delà le mur, on pouvait voir la mer douce du soir. Fernande apporta l'anisette, deux verres, la gargoulette d'eau fraîche. Elle prit place près de son mari. Il lui raconta tout, en lui tenant la main, comme aux premiers temps de leur mariage. Quand il eut fini, il resta immobile, tourné vers la mer où courait déjà, d'un bout à l'autre de l'horizon, le rapide [97] crépuscule. « Ah, c'est de sa faute ! » dit-il. Il aurait voulu être jeune, et que Fernande le fût encore, et ils seraient partis, de l'autre côté de la mer.



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