vendredi 6 février 2015

Albert Camus / La pierre qui pousse



Albert Camus
LA PIERRE

QUI POUSSE
  
La voiture vira lourdement sur la piste de latérite, maintenant boueuse. Les phares découpèrent soudain dans la nuit, d'un côté de la route, puis de l'autre, deux baraques de bois couvertes de tôle. Près de la deuxième, sur la droite, on distinguait dans le léger brouillard, une tour bâtie de poutres grossières. Du sommet de la tour partait un câble métallique, invisible à son point d'attache, mais qui scintillait à mesure qu'il descendait dans la lumière des phares pour disparaître derrière le talus qui coupait la route. La voiture ralentit et s'arrêta à quelques mètres des baraques.
L'homme qui en sortit, à la droite du chauffeur, peina pour s'extirper de la portière. Une fois debout, il vacilla un peu sur son large corps de colosse. Dans la zone d'ombre, près de la voiture, affaissé par la fatigue, planté lourdement sur la terre, il semblait écouter le ralenti du moteur. Puis il marcha dans la direction du [180] talus et entra dans le cône de lumière des phares. Il s'arrêta au sommet de la pente, son dos énorme dessiné sur la nuit. Au bout d'un instant, il se retourna. La face noire du chauffeur luisait au-dessus du tableau de bord et souriait. L'homme fit un signe ; le chauffeur coupa le contact. Aussitôt, un grand silence frais tomba sur la piste et sur la forêt. On entendit alors le bruit des eaux.
L'homme regardait le fleuve, en contrebas, signalé seulement par un large mouvement d'obscurité, piqué d'écailles brillantes. Une nuit plus dense et figée, loin, de l'autre côté, devait être la rive. En regardant bien, cependant, on apercevait sur cette rive immobile une flamme jaunâtre, comme un quinquet dans le lointain. Le colosse se retourna vers la voiture et hocha la tête. Le chauffeur éteignit ses phares, les alluma, puis les fit clignoter régulièrement. Sur le talus, l'homme apparaissait, disparaissait, plus grand et plus massif à chaque résurrection. Soudain, de l'autre côté du fleuve, au bout d'un bras invisible, une lanterne s'éleva plusieurs fois dans l'air. Sur un dernier signe du guetteur, le chauffeur éteignit définitivement ses phares. La voiture et l'homme disparurent dans la nuit. Les phares éteints, le fleuve était presque visible ou, du moins, quelques-uns [181] de ses longs muscles liquides qui brillaient par intervalles. De chaque côté de la route, les masses sombres de la forêt se dessinaient sur le ciel et semblaient toutes proches. La petite pluie qui avait détrempé la piste, une heure auparavant, flottait encore dans l'air tiède, alourdissait le silence et l'immobilité de cette grande clairière au milieu de la forêt vierge. Dans le ciel noir tremblaient des étoiles embuées.
Mais de l'autre rive montèrent des bruits de chaînes, et des clapotis étouffés. Au-dessus de la baraque, à droite de l'homme qui attendait toujours, le câble se tendit. Un grincement sourd commença de le parcourir, en même temps que s'élevait du fleuve un bruit, à la fois vaste et faible, d'eaux labourées. Le grincement s'égalisa, le bruit d'eaux s'élargit encore, puis se précisa, en même temps que la lanterne grossissait. On distinguait nettement, à présent, le halo jaunâtre qui l'entourait. Le halo se dilata peu à peu et de nouveau se rétrécit, tandis que la lanterne brillait à travers la brume et commençait d'éclairer, au-dessus et autour d'elle, une sorte de toit carré en palmes sèches, soutenu aux quatre coins par de gros bambous. Ce grossier appentis, autour duquel s'agitaient des ombres confuses, avançait avec lenteur vers la rive. Lorsqu'il fut à peu près au milieu du [182] fleuve, on aperçut distinctement, découpés dans la lumière jaune, trois petits hommes au torse nu, presque noirs, coiffés de chapeaux coniques. Ils se tenaient immobiles sur leurs jambes légèrement écartées, le corps un peu penché pour compenser la puissante dérive du fleuve soufflant de toutes ses eaux invisibles sur le flanc d'un grand radeau grossier qui, le dernier, sortit de la nuit et des eaux. Quand le bac se fut encore rapproché, l'homme distingua derrière l'appentis, du côté de l'aval, deux grands nègres coiffés, eux aussi, de larges chapeaux de paille et vêtus seulement d'un pantalon de toile bise. Côte à côte, ils pesaient de tous leurs muscles sur des perches qui s'enfonçaient lentement dans le fleuve, vers l'arrière du radeau, pendant que les nègres, du même mouvement ralenti, s'inclinaient au-dessus des eaux jusqu'à la limite de l'équilibre. À l'avant, les trois mulâtres, immobiles, silencieux, regardaient venir la rive sans lever les yeux vers celui qui les attendait.
Le bac cogna soudain contre l'extrémité d'un embarcadère qui avançait dans l'eau et que la lanterne, qui oscillait sous le choc, venait seulement de révéler. Les grands nègres s'immobilisèrent, les mains au-dessus de leur tête, agrippées à l'extrémité des perches à peine enfoncées, mais les muscles tendus et parcourus d'un frémissement [183] continu qui semblait venir de l'eau elle-même et de sa pesée. Les autres passeurs lancèrent des chaînes autour des poteaux de l'embarcadère, sautèrent sur les planches, et rabattirent une sorte de pont-levis grossier qui recouvrit d'un plan incliné l'avant du radeau.
L'homme revint vers la voiture et s'y installa pendant que le chauffeur mettait son moteur en marche. La voiture aborda lentement le talus, pointa son capot vers le ciel, puis le rabattit vers le fleuve et entama la pente. Les freins serrés, elle roulait, glissait un peu sur la boue, s'arrêtait, repartait. Elle s'engagea sur l'embarcadère dans un bruit de planches rebondissantes, atteignit l'extrémité où les mulâtres, toujours silencieux, s'étaient rangés de chaque côté, et plongea doucement vers le radeau. Celui-ci piqua du nez dans l'eau dès que les roues avant l'atteignirent et remonta presque aussitôt pour recevoir le poids entier de la voiture. Puis le chauffeur laissa courir sa machine jusqu'à l'arrière, devant le toit carré où pendait la lanterne. Aussitôt, les mulâtres replièrent le plan incliné sur l'embarcadère et sautèrent d'un seul mouvement sur le bac, le décollant en même temps de la rive boueuse. Le fleuve s'arc-bouta sous le radeau et le souleva sur la surface des eaux où il dériva lentement au bout de la longue [184] tringle qui courait maintenant dans le ciel, le long du câble. Les grands noirs détendirent alors leur effort et ramenèrent les perches. L'homme et le chauffeur sortirent de la voiture et vinrent s'immobiliser sur le bord du radeau, face à l'amont. Personne n'avait parlé pendant la manoeuvre et, maintenant encore, chacun se tenait à sa place, immobile et silencieux, excepté un des grands nègres qui roulait une cigarette dans du papier grossier.
L'homme regardait la trouée par ou le fleuve surgissait de la grande forêt brésilienne et descendait vers eux. Large à cet endroit de plusieurs centaines de mètres, il pressait des eaux troubles et soyeuses sur le flanc du bac puis, libéré aux deux extrémités, le débordait et s'étalait à nouveau en un seul flot puissant qui coulait doucement, à travers la forêt obscure, vers la mer et la nuit. Une odeur fade, venue de l'eau ou du ciel spongieux, flottait. On entendait maintenant le clapotis des eaux lourdes sous le bac et, venus des deux rives, l'appel espacé des crapauds-buffles ou d'étranges cris d'oiseaux. Le colosse se rapprocha du chauffeur. Celui-ci, petit et maigre, appuyé contre un des piliers de bambou, avait enfoncé ses poings dans les poches d'une combinaison autrefois bleue, maintenant couverte de la poussière [185] rouge qu'ils avaient remâchée pendant toute la journée. Un sourire épanoui sur son visage tout plissé malgré sa jeunesse, il regardait sans les voir les étoiles exténuées qui nageaient encore dans le ciel humide.
Mais les cris d'oiseaux se firent plus nets, des jacassements inconnus s'y mêlèrent et, presque aussitôt, le câble se mit à grincer. Les grands noirs enfoncèrent leurs perches et tâtonnèrent, avec des gestes d'aveugles, à- la recherche du fond. L'homme se retourna vers la rive qu'ils venaient de quitter. Elle était à son tour recouverte par la nuit et les eaux, immense et farouche comme le continent d'arbres qui s'étendait au-delà sur des milliers de kilomètres. Entre l'océan tout proche et cette mer végétale, la poignée d'hommes qui dérivait, à cette heure, sur un fleuve sauvage semblait maintenant perdue. Quand le radeau heurta le nouvel embarcadère ce fut comme si, toutes amarres rompues, ils abordaient une île dans les ténèbres, après des jours de navigation effrayée.
À terre, on entendit enfin la voix des hommes. Le chauffeur venait de les payer et, d'une voix étrangement gaie dans la nuit lourde, ils saluaient en portugais la voiture qui se remettait en marche.
- Ils ont dit soixante, les kilomètres d'Iguape. [186] Trois heures tu roules et c'est fini. Socrate est content, annonça le chauffeur.
L'homme rit, d'un bon rire, massif et chaleureux, qui lui ressemblait.
- Moi aussi, Socrate, je suis content. La piste est dure.
- Trop lourd, monsieur d'Arrast, tu es trop lourd, et le chauffeur riait aussi sans pouvoir s'arrêter.
La voiture avait pris un peu de vitesse. Elle roulait entre de hauts murs d'arbres et de végétation inextricable, au milieu d'une odeur molle et sucrée. Des vols entrecroisés de mouches lumineuses traversaient sans cesse l'obscurité de la forêt et, de loin en loin, des oiseaux aux yeux rouges venaient battre pendant une seconde le pare-brise. Parfois, un feulement étrange leur parvenait des profondeurs de la nuit et le chauffeur regardait son voisin en roulant comiquement les yeux.
La route tournait et retournait, franchissait de petites rivières sur des ponts de planches bringuebalantes. Au bout d'une heure, la brume commença de s'épaissir. Une petite pluie fine, qui dissolvait la lumière des phares, se mit à tomber. D'Arrast, malgré les secousses, dormait à moitié. Il ne roulait plus dans la forêt humide, mais à nouveau sur les routes de la [187] Serra qu'ils avaient prises le matin, au sortir de São Paulo. Sans arrêt, de ces pistes de terre s'élevait la poussière rouge dont ils avaient encore le goût dans la bouche et qui, de chaque côté, aussi loin que portait la vue, recouvrait la végétation rare de la steppe. Le soleil lourd, les montagnes pâles et ravinées, les zébus faméliques rencontrés sur les routes avec, pour seule escorte, un vol fatigué d'urubus dépenaillés, la longue, longue navigation à travers un désert rouge... Il sursauta. La voiture s'était arrêtée. Ils étaient maintenant au Japon : des maisons à la décoration fragile de chaque côté de la route et, dans les maisons, des kimonos furtifs. Le chauffeur parlait à un japonais, vêtu d'une combinaison sale, coiffé d'un chapeau de paille brésilien. Puis la voiture démarra.
- Il a dit quarante kilomètres seulement.
- Où étions-nous ? À Tokyo ?
- Non, Registro. Chez nous tous les Japonais viennent là.
- Pourquoi ?
- On sait pas. Ils sont jaunes, tu sais, monsieur d'Arrast.
Mais la forêt s'éclaircissait un peu, la route devenait plus facile, quoique glissante. La voiture patinait sur du sable. Par la portière, entrait un souffle humide, tiède, un peu aigre.
[188] - Tu sens, dit le chauffeur avec gourmandise, c'est la bonne mer. Bientôt Iguape.
- Si nous avons assez d'essence, dit d'Arrast.
Et il se rendormit paisiblement.
Au petit matin, d'Arrast, assis dans son lit, regardait avec étonnement la salle où il venait de se réveiller. Les grands murs, jusqu'à mi-hauteur, étaient fraîchement badigeonnés de chaux brune. Plus haut, ils avaient été peints en blanc à une époque lointaine et des lambeaux de croûtes jaunâtres les recouvraient jusqu'au plafond. Deux rangées de six lits se faisaient face. D'Arrast ne voyait qu'un lit défait à l'extrémité de sa rangée, et ce lit était vide. Mais il entendit du bruit à sa gauche et se retourna vers la porte où Socrate, une bouteille d'eau minérale dans chaque main, se tenait en riant. « Heureux souvenir ! » disait-il. D'Arrast se secoua. Oui, l'hôpital où le maire les avait logés la veille s'appelait « Heureux souvenir ». « Sûr souvenir, continuait Socrate. Ils m'ont dit d'abord construire l'hôpital, plus tard construire l'eau. En attendant, heureux souvenir, tiens l'eau piquante pour te laver. » Il disparut, riant et chantant, nullement épuisé, en apparence, par les éternuements cataclysmiques qui l'avaient [189] secoué toute la nuit et avaient empêché d'Arrast de fermer l'œil.
Maintenant, d'Arrast était tout à fait réveillé. A travers les fenêtres grillagées, en face de lui, il apercevait une petite cour de terre rouge, détrempée par la pluie qu'on voyait couler sans bruit sur un bouquet de grands aloès. Une femme passait, portant à bout de bras un foulard jaune déployé au-dessus de sa tête. D'Arrast se recoucha, puis se redressa aussitôt et sortit du lit qui plia et gémit sous son poids. Socrate entrait au même moment : « À toi, monsieur d'Arrast. Le maire attend dehors. »Mais devant l'air de d'Arrast : « Reste tranquille, lui jamais pressé. »
Rasé à l'eau minérale, d'Arrast sortit sous le porche du pavillon. Le maire qui avait la taille et, sous ses lunettes cerclées d'or, la mine d'une belette aimable, semblait absorbé dans une contemplation morne de la pluie. Mais un ravissant sourire le transfigura dès qu'il aperçut d'Arrast. Il raidit sa petite taille, se précipita et tenta d'entourer de ses bras le torse de « M. l'ingénieur ». Au même moment, une voiture freina devant eux, de l'autre côté du petit mur de la cour, dérapa dans la glaise mouillée, et s'arrêta de guingois. « Le juge ! » dit le maire. Le juge, comme le maire, était habillé de bleu marine. [190] Mais il était beaucoup plus jeune ou, du moins, le paraissait à cause de sa taille élégante et son frais visage d'adolescent étonné. Il traversait maintenant la cour, dans leur direction, en évitant les flaques d'eau avec beaucoup de grâce. À quelques pas de d'Arrast, il tendait déjà les bras et lui souhaitait la bienvenue. Il était fier d'accueillir M. l'ingénieur, c'était un honneur que ce dernier faisait à leur pauvre ville, il se réjouissait du service inestimable que M. l'ingénieur allait rendre à Iguape par la construction de cette petite digue qui éviterait l'inondation périodique des bas quartiers. Commander aux eaux, dompter les fleuves, ah ! le grand métier, et sûrement les pauvres gens d'Iguape retiendraient le nom de M. l'ingénieur et dans beaucoup d'années encore le prononceraient dans leurs prières. D'Arrast, vaincu par tant de charme et d'éloquence, remercia et n'osa plus se demander ce qu'un juge pouvait avoir à faire avec une digue. Au reste, il fallait, selon le maire, se rendre au club où les notables désiraient recevoir dignement M. l'ingénieur avant d'aller visiter les bas quartiers. Qui étaient les notables ?
« Eh ! bien, dit le maire, moi-même, en tant que maire, M. Carvalho, ici présent, le capitaine du port, et quelques autres moins importants. [191] D'ailleurs, vous n'aurez pas à vous en occuper, ils ne parlent pas français. »
D'Arrast appela Socrate et lui dit qu'il le retrouverait à la fin de la matinée.
- Bien oui, dit Socrate. J'irai au jardin de la Fontaine.
- Au jardin ?
- Oui, tout le monde connaît. Sois pas peur, monsieur d'Arrast.
L'hôpital, d'Arrast s'en aperçut en sortant, était construit en bordure de la forêt, dont les frondaisons massives surplombaient presque les toits. Sur toute la surface des arbres tombait maintenant un voile d'eau fine que la forêt épaisse absorbait sans bruit, comme une énorme éponge. La ville, une centaine de maisons, à peu près, couvertes de tuiles aux couleurs éteintes, s'étendait entre la forêt et le fleuve, dont le souffle lointain parvenait jusqu'à l'hôpital. La voiture s'engagea d'abord dans des rues détrempées et déboucha presque aussitôt sur une place rectangulaire, assez vaste, qui gardait dans son argile rouge, entre de nombreuses flaques, des traces de pneus, de roues ferrées et de sabots. Tout autour, les maisons basses, couvertes de crépi multicolore, fermaient la place derrière laquelle on apercevait les deux tours rondes d'une église bleue et blanche, de [192] style colonial. Sur ce décor nu flottait, venant de l'estuaire, une odeur de sel. Au milieu de la place erraient quelques silhouettes mouillées. Le long des maisons, une foule bigarrée de gauchos, de japonais, d'Indiens métis et de notables élégants, dont les complets sombres paraissaient ici exotiques, circulaient à petits pas, avec des gestes lents. Ils se garaient sans hâte, pour faire place à la voiture, puis s'arrêtaient et la suivaient du regard. Lorsque la voiture stoppa devant une des maisons de la place, un cercle de gauchos humides se forma silencieusement autour d'elle.
Au club, une sorte de petit bar au premier étage, meublé d'un comptoir de bambous et de guéridons en tôle, les notables étaient nombreux. On but de l'alcool de canne en l'honneur de d'Arrast, après que le maire, verre en main, lui eut souhaité la bienvenue et tout le bonheur du monde. Mais pendant que d'Arrast buvait, près de la fenêtre, un grand escogriffe, en culotte de cheval et leggins, vint lui tenir, en chancelant un peu, un discours rapide et obscur où l'ingénieur reconnut seulement le mot « passeport ». Il hésita, puis sortit le document dont l'autre s'empara avec voracité. Après avoir feuilleté le passeport, l'escogriffe afficha une mauvaise humeur évidente. Il reprit son discours, [193] secouant le carnet sous le nez de l'ingénieur qui, sans s'émouvoir, contemplait le furieux. À ce moment, le juge, souriant, vint demander de quoi il était question. L'ivrogne examina un moment la frêle créature qui se permettait de l'interrompre puis, chancelant de façon plus dangereuse, secoua encore le passeport devant les yeux de son nouvel interlocuteur. D'Arrast, paisiblement, s'assit près d'un guéridon et attendit. Le dialogue devint très vif et, soudain, le juge étrenna une voix fracassante qu'on ne lui aurait pas soupçonnée. Sans que rien l'eût fait prévoir, l'escogriffe battit soudain en retraite avec l'air d'un enfant pris en faute. Sur une dernière injonction du juge, il se dirigea vers la porte, de la démarche oblique du cancre puni, et disparut.
Le juge vint aussitôt expliquer à d'Arrast, d'une voix redevenue harmonieuse, que ce grossier personnage était le chef de la police, qu'il osait prétendre que le passeport n'était pas en règle et qu'il serait puni de son incartade. M. Carvalho s'adressa ensuite aux notables, qui faisaient cercle, et sembla les interroger. Après une courte discussion, le juge exprima des excuses solennelles à d'Arrast, lui demanda d'admettre que seule l'ivresse pouvait expliquer un tel oubli des sentiments de respect et de reconnaissance [194] que lui devait la ville d'Iguape tout entière et, pour finir, lui demanda de bien vouloir décider lui-même de la punition qu'il convenait d'infliger à ce personnage calamiteux. D'Arrast dit qu'il ne voulait pas de punition, que c'était un incident sans importance et qu'il était surtout pressé d'aller au fleuve. Le maire prit alors la parole pour affirmer avec beaucoup d'affectueuse bonhomie qu'une punition, vraiment, était indispensable, que le coupable resterait aux arrêts et qu'ils attendraient tous ensemble que leur éminent visiteur voulût bien décider de son sort. Aucune protestation ne put fléchir cette rigueur souriante et d'Arrast dut promettre qu'il réfléchirait. On décida ensuite de visiter les bas quartiers.
Le fleuve étalait déjà largement ses eaux jaunies sur les rives basses et glissantes. Ils avaient laissé derrière eux les dernières maisons d'Iguape et ils se trouvaient entre le fleuve et un haut talus escarpé où s'accrochaient des cases de torchis et de branchages. Devant eux, à l'extrémité du remblai, la forêt recommençait, sans transition, comme sur l'autre rive. Mais la trouée des eaux s'élargissait rapidement entre les arbres jusqu'à une ligne indistincte, un peu plus grise que jaune, qui était la mer. D'Arrast, sans rien dire, marcha vers le talus au flanc [195] duquel les niveaux différents des crues avaient laissé des traces encore fraîches. Un sentier boueux remontait vers les cases. Devant ces dernières, des noirs se dressaient, silencieux, regardant les nouveaux venus. Quelques couples se tenaient par la main et, tout au bord du remblai, devant les adultes, une rangée de tendres négrillons, au ventre ballonné et aux cuisses grêles, écarquillaient des yeux ronds.
Parvenu devant les cases, d'Arrast appela d'un geste le commandant du port. Celui-ci était un gros noir rieur vêtu d'un uniforme blanc. D'Arrast lui demanda en espagnol s'il était possible de visiter une case. Le commandant en était sûr, il trouvait même que c'était une bonne idée, et M. l'Ingénieur allait voir des choses très intéressantes. Il s'adressa aux noirs, leur parlant longuement, en désignant d'Arrast et le fleuve. Les autres écoutaient, sans mot dire. Quand le commandant eut fini, personne ne bougea. Il parla de nouveau, d'une voix impatiente. Puis, il interpella un des hommes qui secoua la tête. Le commandant dit alors quelques mots brefs sur un ton impératif. L'homme se détacha du groupe, fit face à d'Arrast et, d'un geste, lui montra le chemin. Mais son regard était hostile. C'était un homme assez âgé, à la tête couverte d'une [196] courte laine grisonnante, le visage mince et flétri, le corps pourtant jeune encore, avec de dures épaules sèches et des muscles visibles sous le pantalon de toile et la chemise déchirée. Ils avancèrent, suivis du commandant et de la foule des noirs, et grimpèrent sur un nouveau talus, plus déclive, où les cases de terre, de fer-blanc et de roseaux s'accrochaient si difficilement au sol qu'il avait fallu consolider leur base avec de grosses pierres. Ils croisèrent une femme qui descendait le sentier, glissant parfois sur ses pieds nus, portant haut sur la tête un bidon de fer plein d'eau. Puis, ils arrivèrent à une sorte de petite place délimitée par trois cases. L'homme marcha vers l'une d'elles et poussa une porte de bambous dont les gonds étaient faits de lianes. Il s'effaça, sans rien dire, fixant l'ingénieur du même regard impassible. Dans la case, d'Arrast ne vit d'abord rien qu'un feu mourant, à même le sol, au centre exact de la pièce. Puis, il distingua dans un coin, au fond, un lit de cuivre au sommier nu et défoncé, une table dans l'autre coin, couverte d'une vaisselle de terre et, entre les deux, une sorte de tréteau où trônait un chromo représentant saint Georges. Pour le reste, rien qu'un tas de loques, à droite de l'entrée et, au plafond, quelques pagnes multicolores qui séchaient au-dessus du [197] feu. D'Arrast, immobile, respirait l'odeur de fumée et de misère qui montait du sol et le prenait à la gorge. Derrière lui, le commandant frappa dans ses mains. L'ingénieur se retourna et, sur le seuil, à contre-jour, il vit seulement arriver la gracieuse silhouette d'une jeune fille noire qui lui tendait quelque chose : il se saisit d'un verre et but l'épais alcool de canne qu'il contenait. La jeune fille tendit son plateau pour recevoir le verre vide et sortit dans un mouvement si souple et si vivant que d'Arrast eut soudain envie de la retenir.
Mais, sorti derrière elle, il ne la reconnut pas dans la foule des noirs et des notables qui s'était amassée autour de la case. Il remercia le vieil homme, qui s'inclina sans un mot. Puis il partit. Le commandant, derrière lui, reprenait ses explications, demandait quand la Société française de Rio pourrait commencer les travaux et si la digue pourrait être construite avant les grandes pluies. D'Arrast ne savait pas, il n'y pensait pas en vérité. Il descendait vers le fleuve frais, sous la pluie impalpable. Il écoutait toujours ce grand bruit spacieux qu'il n'avait cessé d'entendre depuis son arrivée, et dont on ne pouvait dire s'il était fait du froissement des eaux ou des arbres. Parvenu sur la rive, il regardait au loin la ligne indécise de la mer, les milliers [198] de kilomètres d'eaux solitaires et l'Afrique, et, au-delà, l'Europe d'où il venait.
- Commandant, dit-il, de quoi vivent ces gens que nous venons de voir ?
- Ils travaillent quand on a besoin d'eux, dit le commandant. Nous sommes pauvres.
- Ceux-là sont les plus pauvres ?
- Ils sont les plus pauvres. »
Le juge qui, à ce moment-là, arrivait en glissant légèrement sur ses fins souliers dit qu'ils aimaient déjà M. l'ingénieur qui allait leur donner du travail.
« Et vous savez, dit-il, ils dansent et ils chantent tous les jours. »
Puis, sans transition, il demanda à d'Arrast s'il avait pensé à la punition.
- Quelle punition ?
- Eh bien, notre chef de police.
- Il faut le laisser. Le juge dit que ce n'était pas possible et qu'il fallait punir. D'Arrast marchait déjà vers Iguape.
Dans le petit Jardin de la Fontaine, mystérieux et doux sous la pluie fine, des grappes de fleurs étranges dévalaient le long des lianes entre les bananiers et les pandanus. Des amoncellements de pierres humides marquaient le croisement des sentiers où circulait, à cette heure, [199] une foule bariolée. Des métis, des mulâtres, quelques gauchos y bavardaient à voix faible ou s'enfonçaient, du même pas lent, dans les allées de bambous jusqu'à l'endroit où les bosquets et les taillis devenaient plus denses,. puis impénétrables. Là, sans transition, commençait la forêt.
D'Arrast cherchait Socrate au milieu de la foule quand il le reçut dans son dos.
- C'est la fête, dit Socrate en riant, et il s'appuyait sur les hautes épaules de d'Arrast pour sauter sur place.
- Quelle fête ?
- Eh ! s'étonna Socrate qui faisait face maintenant à d'Arrast, tu connais pas ? La fête du bon Jésus. Chaque l'année, tous viennent à la grotte avec le marteau.
Socrate montrait non pas une grotte, mais un groupe qui semblait attendre dans un coin du jardin.
- Tu vois ! Un jour, la bonne statue de Jésus, elle est arrivée de la mer, en remontant le fleuve. Des pêcheurs l'a trouvée. Que belle ! Que belle ! Alors, il l'a lavée ici dans la grotte. Et maintenant une pierre a poussé dans la grotte. Chaque année, c'est la fête. Avec le marteau, tu casses, tu casses des morceaux pour le bonheur béni. Et puis quoi, elle pousse toujours, toujours tu casses. C'est le miracle.
[200] Ils étaient arrivés à la grotte dont on apercevait l'entrée basse par-dessus les hommes qui attendaient. À l'intérieur, dans l'ombre piquée par des flammes tremblantes de bougies, une forme accroupie cognait en ce moment avec un marteau. L'homme, un gaucho maigre aux longues moustaches, se releva et sortit, tenant dans sa paume offerte à tous un Petit morceau de schiste humide sur lequel, au bout de quelques secondes, et avant de s'éloigner, il referma la main avec précaution. Un autre homme alors entra dans la grotte en se baissant.
D'Arrast se retourna. Autour de lui, les pèlerins attendaient, sans le regarder, impassibles sous l'eau qui descendait des arbres en voiles fins. Lui aussi attendait, devant cette grotte, sous la même brume d'eau, et il ne savait quoi. Il ne cessait d'attendre, en vérité, depuis un mois qu'il était arrivé dans ce pays. Il attendait, dans la chaleur rouge des jours humides, sous les étoiles menues de la nuit, malgré les tâches qui étaient les siennes, les digues à bâtir, les routes à ouvrir, comme si le travail qu'il était venu faire ici n'était qu'un prétexte, l'occasion d'une surprise, ou d'une rencontre qu'il n'imaginait même pas, mais qui l'aurait attendu, patiemment, au bout du monde. Il se secoua, s'éloigna sans que personne, dans le [201] petit groupe, fît attention à lui, et se dirigea vers la sortie. Il fallait retourner au fleuve et travailler.
Mais Socrate l'attendait à la porte, perdu dans une conversation volubile avec un homme petit et gros, râblé, à la peau jaune plutôt que noire. Le crâne complètement rasé de ce dernier agrandissait encore un front de belle courbure. Son large visage lisse s'ornait au contraire d'une barbe très noire, taillée en carré.
- Celui-là, champion ! dit Socrate en guise de présentation. Demain, il fait la procession.
L'homme, vêtu d'un costume marin en grosse serge, un tricot à raies bleues et blanches sous la vareuse marinière, examinait d'Arrast, attentivement, de ses yeux noirs et tranquilles. Il souriait en même temps de toutes ses dents très blanches entre les lèvres pleines et luisantes.
- Il parle d'espagnol, dit Socrate et, se tournant vers l'inconnu :
- Raconte M. d'Arrast. Puis, il partit en dansant vers un autre groupe. L'homme cessa de sourire et regarda d'Arrast avec une franche curiosité.
- Ça t'intéresse, Capitaine ?
- Je ne suis pas capitaine, dit d'Arrast.
- Ça ne fait rien. Mais tu es seigneur. Socrate me l'a dit.
[202] - Moi, non. Mais mon grand-père l'était. Son père aussi et tous ceux d'avant son père. Maintenant, il n'y a plus de seigneurs dans nos pays.
- Ah ! dit le noir en riant, je comprends, tout le monde est seigneur.
- Non, ce n'est pas cela. Il n'y a ni seigneurs ni peuple.
L'autre réfléchissait, puis il se décida
- Personne ne travaille, personne ne souffre ?
- Oui, des millions d'hommes.
- Alors, c'est le peuple.
- Comme cela oui, il y a un peuple. Mais ses maîtres sont des policiers ou des marchands. »
Le visage bienveillant du mulâtre se referma. Puis, il grogna : « Humph ! Acheter et vendre, hein ! Quelle saleté ! Et avec la police, les chiens commandent. »
Sans transition, il éclata de rire.
- Toi, tu ne vends pas ?
- Presque pas. Je fais des ponts, des routes.
- Bon, ça ! Moi, je suis coq sur un bateau. Si tu veux, je te ferai notre plat de haricots noirs.
- Je veux bien.
Le coq se rapprocha de d'Arrast et lui prit le bras.
- Écoute, j'aime ce que tu dis. Je vais te dire aussi. Tu aimeras peut-être.
[203] Il l'entraîna, près de l'entrée, sur un banc de bois humide, au pied d'un bouquet de bambous.
- J'étais en mer, au large d'Iguape, sur un petit pétrolier qui fait le cabotage pour approvisionner les ports de la côte. Le feu a pris à bord. Pas par ma faute, eh ! je sais mon métier ! Non, le malheur ! Nous avons pu mettre les canots à l'eau. Dans la nuit, la mer s'est levée, elle a roulé le canot, j'ai coulé. Quand je suis remonté, j'ai heurté le canot de la tête. J'ai dérivé. La nuit était noire, les eaux sont grandes et puis je nage mal, j'avais peur. Tout d'un coup, j'ai vu une lumière au loin, j'ai reconnu le dôme de l'église du bon Jésus à Iguape. Alors, j'ai dit au bon jésus que je porterais à la procession une pierre de cinquante kilos sur la tête s'il me sauvait. Tu ne me crois pas, mais les eaux se sont calmées et mon cœur aussi. J'ai nagé doucement, j'étais heureux, et je suis arrivé à la côte. Demain, je tiendrai ma promesse.
Il regarda d'Arrast d'un air soudain soupçonneux.
- Tu ne ris pas, hein ?
- Je ne ris pas. Il faut faire ce que l'on a promis.
L'autre lui frappa sur l'épaule.
[204] - Maintenant, viens chez mon frère, près du fleuve. Je te cuirai des haricots.
- Non, dit d'Arrast, j'ai à faire. Ce soir, si tu veux.
- Bon. Mais cette nuit, on danse et on prie, dans la grande case. C'est la fête pour saint Georges.
D'Arrast lui demanda s'il dansait aussi. Le visage du coq se durcit tout d'un coup ; ses yeux, pour la première fois, fuyaient.
- Non, non, je ne danserai pas. Demain, il faut porter la pierre. Elle est lourde. J'irai ce soir, pour fêter le saint. Et puis je partirai tôt.
- Ça dure longtemps ?
- Toute la nuit, un peu le matin.
Il regarda d'Arrast, d'un air vaguement honteux.
- Viens à la danse. Et tu m'emmèneras après. Sinon, je resterai, je danserai, je ne pourrai peut-être pas m'empêcher.
- Tu aimes danser ?
Les yeux du coq brillèrent d'une sorte de gourmandise.
« Oh ! oui, j'aime. Et puis il y a les cigares, les saints, les femmes. On oublie tout, on n'obéit plus.
- Il y a des femmes ? Toutes les femmes de la ville ?
- De la ville, non, mais des cases. »
[205] Le coq retrouva son sourire.
- Viens. Au capitaine, j'obéis. Et tu m'aideras à tenir demain la promesse.
D'Arrast se sentit vaguement agacé. Que lui faisait cette absurde promesse ? Mais il regarda le beau visage ouvert qui lui souriait avec confiance et dont la peau noire luisait de santé et de vie.
- Je viendrai, dit-il. Maintenant, je vais t'accompagner un peu.
Sans savoir pourquoi, il revoyait en même temps la jeune fille noire lui présenter l'offrande de bienvenue.
Ils sortirent du jardin, longèrent quelques rues boueuses et parvinrent sur la place défoncée que la faible hauteur des maisons qui l'entouraient faisait paraître encore plus vaste. Sur le crépi des murs, l'humidité ruisselait maintenant, bien que la pluie n'eût pas augmenté. À travers les espaces spongieux du ciel, la rumeur du fleuve et des arbres parvenait, assourdie, jusqu'à eux. Ils marchaient d'un même pas, lourd chez d'Arrast, musclé chez le coq. De temps en temps, celui-ci levait la tête et souriait à son compagnon. Ils prirent la direction de l'église qu'on apercevait au-dessus des maisons, atteignirent l'extrémité de la place, longèrent encore des rues boueuses où flottaient [206] maintenant des odeurs agressives de cuisine. De temps en temps, une femme, tenant une assiette ou un instrument de cuisine, montrait dans l'une des portes un visage curieux, et disparaissait aussitôt. Ils passèrent devant l'église, s'enfoncèrent dans un vieux quartier, entre les mêmes maisons basses, et débouchèrent soudain sur le bruit du fleuve invisible, derrière le quartier des cases que d'Arrast reconnut.
- Bon. Je te laisse. À ce soir, dit-il.
- Oui, devant l'église.
Mais le coq retenait en même temps la main de d'Arrast. Il hésitait. Puis il se décida :
- Et toi, n'as-tu jamais appelé, fait une promesse ?
- Si, une fois, je crois.
- Dans un naufrage ?
- Si tu veux. » Et d'Arrast dégagea sa main brusquement. Mais au moment de tourner les talons, il rencontra le regard du coq. Il hésita, puis sourit.
- Je puis te le dire, bien que ce soit sans importance. Quelqu'un allait mourir par ma faute. Il me semble que j'ai appelé.
- Tu as promis ?
- Non. J'aurais voulu promettre.
- Il y a longtemps ?
- Peu avant de venir ici.
[207] Le coq prit sa barbe à deux mains. Ses yeux brillaient.
- Tu es un capitaine, dit-il. Ma maison est la tienne. Et puis, tu vas m'aider à tenir ma promesse, c'est comme si tu la faisais toi-même. Ça t'aidera aussi.
D'Arrast sourit :
- Je ne crois pas.
- Tu es fier, Capitaine.
- J'étais fier, maintenant je suis seul. Mais dis-moi seulement, ton bon Jésus t'a toujours répondu ?
- Toujours, non, Capitaine !
- Alors ?
Le coq éclata d'un rire frais et enfantin.
- Eh bien, dit-il, il est libre, non ?
Au club, où d'Arrast déjeunait avec les notables, le maire lui dit qu'il devait signer le livre d'or de la municipalité pour qu'un témoignage subsistât au moins du grand événement que constituait sa venue à Iguape. Le juge de son côté trouva deux ou trois nouvelles formules pour célébrer, outre les vertus et les talents de leur hôte, la simplicité qu'il mettait à représenter parmi eux le grand pays auquel il avait l'honneur d'appartenir. D'Arrast dit seulement qu'il y avait cet honneur, qui certainement en était un, selon sa conviction, et qu'il y avait aussi l'avantage pour sa société d'avoir obtenu [208] l'adjudication de ces longs travaux. Sur quoi le juge se récria devant tant d'humilité. « À propos, dit-il, avez-vous pensé à ce que nous devons faire du chef de la police ? » D'Arrast le regarda en souriant. « J'ai trouvé. » Il considérerait comme une faveur personnelle, et une grâce très exceptionnelle, qu'on voulût bien pardonner en son nom à cet étourdi, afin que son séjour, à lui, d'Arrast, qui se réjouissait tant de connaître la belle ville d'Iguape et ses généreux habitants, pût commencer dans un climat de concorde et d'amitié. Le juge, attentif et souriant, hochait la tête. Il médita un moment la formule, en connaisseur, s'adressa ensuite aux assistants pour leur faire applaudir les magnanimes traditions de la grande nation française et, tourné de nouveau vers d'Arrast, se déclara satisfait. « Puisqu'il en est ainsi, conclut-il, nous dînerons ce soir avec le chef. » Mais d'Arrast dit qu'il était invité par des amis à la cérémonie de danses, dans les cases. « Ah, oui ! dit le juge. Je suis content que vous y alliez. Vous verrez, on ne peut s'empêcher d'aimer notre peuple. »
Le soir, d'Arrast, le coq et son frère étaient assis autour du feu éteint, au centre de la case que l'ingénieur avait déjà visitée le matin. Le frère n'avait pas paru surpris de le revoir. Il [209] parlait à peine l'espagnol et se bornait la plupart du temps àhocher la tête. Quant au coq, il s'était intéressé aux cathédrales, puis avait longuement disserté sur la soupe aux haricots noirs. Maintenant, le jour était presque tombé et si d'Arrast voyait encore le coq et son frère, il distinguait mal, au fond de la case, les silhouettes accroupies d'une vieille femme et de la jeune fille qui, à nouveau, l'avait servi. En contrebas, on entendait le fleuve monotone.
Le coq se leva et dit : « C'est l'heure. » Ils se levèrent, mais les femmes ne bougèrent pas. Les hommes sortirent seuls. D'Arrast hésita, puis rejoignit les autres. La nuit était maintenant tombée, la pluie avait cessé. Le ciel, d'un noir pâle, semblait encore liquide. Dans son eau transparente et sombre, bas sur l'horizon, des étoiles commençaient de s'allumer. Elles s'éteignaient presque aussitôt, tombaient une à une dans le fleuve, comme si le ciel dégouttait de ses dernières lumières. L'air épais sentait l'eau et la fumée. On entendait aussi la rumeur toute proche de l'énorme forêt, pourtant immobile. Soudain, des tambours et des chants s'élevèrent dans le lointain, d'abord sourds puis distincts, qui se rapprochèrent de plus en plus et qui se turent. On vit peu après apparaître une [210] théorie de filles noires, vêtues de robes blanches en soie grossière, à la taille très basse. Moulé dans une casaque rouge sur laquelle pendait un collier de dents multicolores, un grand noir les suivait et, derrière lui, en désordre, une troupe d'hommes habillés de pyjamas blancs et des musiciens munis de triangles et de tambours larges et courts. Le coq dit qu'il fallait les accompagner.
La case où ils parvinrent en suivant la rive à quelques centaines de mètres des dernières cases, était grande, vide, relativement confortable avec ses murs crépis à l'intérieur. Le sol était en terre battue, le toit de chaume et de roseaux, soutenu par un mât central, les murs nus. Sur un petit autel tapissé de palmes, au fond, et couvert de bougies qui éclairaient à peine la moitié de la salle, on apercevait un superbe chromo où saint Georges, avec des airs séducteurs, prenait avantage d'un dragon moustachu. Sous l'autel, une sorte de niche, garnie de papiers en rocailles, abritait, entre une bougie et une écuelle d'eau, une petite statue de glaise, peinte en rouge, représentant un dieu cornu. Il brandissait, la mine farouche, un couteau démesuré, en papier d'argent.
Le Coq conduisit d'Arrast dans un coin où ils restèrent debout, collés contre la paroi, près de [211] la porte. « Comme ça, murmura le coq, on pourra partir sans déranger. » La case, en effet, était pleine d'hommes et de femmes, serrés les uns contre les autres. Déjà la chaleur montait. Les musiciens allèrent s'installer de part et d'autre du petit autel. Les danseurs et les danseuses se séparèrent en deux cercles concentriques, les hommes à l'intérieur. Au centre, vint se placer le chef noir à la casaque rouge. D'Arrast s'adossa à la paroi, en croisant les bras.
Mais le chef, fendant le cercle des danseurs, vint vers eux et, d'un air grave, dit quelques mots au coq. « Décroise les bras, Capitaine, dit le coq. Tu te serres, tu empêches l'esprit du saint de descendre. » D'Arrast laissa docilement tomber les bras. Le dos toujours collé à la paroi, il ressemblait lui-même, maintenant, avec ses membres longs et lourds, son grand visage déjà luisant de sueur, à quelque dieu bestial et rassurant. Le grand noir le regarda puis, satisfait, regagna sa place. Aussitôt, d'une voix claironnante, il chanta les premières notes d'un air que tous reprirent en choeur, accompagnés par les tambours. Les cercles se mirent alors à tourner en sens inverse, dans une sorte de danse lourde et appuyée qui ressemblait plutôt à un piétinement, légèrement souligné par la double ondulation des hanches.
[212] La chaleur avait augmenté. Pourtant, les pauses diminuaient peu à peu, les arrêts s'espaçaient et la danse se précipitait. Sans que le rythme des autres se ralentît, sans cesser lui-même de danser, le grand noir fendit à nouveau les cercles pour aller vers l'autel. Il revint avec un verre d'eau et une bougie allumée qu'il ficha en terre, au centre de la case. Il versa l'eau autour de la bougie en deux cercles concentriques, puis, à nouveau dressé, leva vers le toit des yeux fous. Tout son corps tendu, il attendait, immobile. « Saint Georges arrive. Regarde, regarde », souffla le coq dont les yeux s'exorbitaient.
En effet, quelques danseurs présentaient maintenant des airs de transe, mais de transe-figée, les mains aux reins, le pas raide, l'œil fixe et atone. D'autres précipitaient leur rythme, se convulsant sur eux-mêmes, et commençaient à pousser des cris inarticulés. Les cris montèrent peu à peu et lorsqu'ils se confondirent dans un hurlement collectif, le chef, les yeux toujours levés, poussa lui-même une longue clameur à peine phrasée, au sommet du souffle, et où les mêmes mots revenaient. « Tu vois, souffla le coq, il dit qu'il est le champ de bataille du dieu. » D'Arrast fut frappé du changement de sa voix et regarda le coq qui, penché en avant, [213] les poings serrés, les yeux fixes, reproduisait sur place le piétinement rythmé des autres. Il s'aperçut alors que lui-même, depuis un moment, sans déplacer les pieds pourtant, dansait de tout son poids.
Mais les tambours tout d'un coup firent rage et subitement le grand diable rouge se déchaîna. L'œil enflammé, les quatre membres tournoyant autour du corps, il se recevait, genou plié, sur chaque jambe, l'une après l'autre, accélérant son rythme à tel point qu'il semblait qu'il dût se démembrer, à la fin. Mais brusquement, il s'arrêta en plein élan, pour regarder les assistants, d'un air fier et terrible, au milieu du tonnerre des tambours. Aussitôt un danseur surgit d'un coin sombre, s'agenouilla et tendit au possédé un sabre court. Le grand noir prit le sabre sans cesser de regarder autour de lui, puis le fit tournoyer au-dessus de sa tête. Au même instant, d'Arrast aperçut le coq qui dansait au milieu des autres. L'ingénieur ne l'avait pas vu partir.
Dans la lumière rougeoyante, incertaine, une poussière étouffante montait du sol, épaississait encore l'air qui collait à la peau. D'Arrast sentait la fatigue le gagner peu à peu ; il respirait de plus en plus mal. Il ne vit même pas comment les danseurs avaient pu se munir des [214] énormes cigares qu'ils fumaient à présent, sans cesser de danser, et dont l'étrange odeur emplissait la case et le grisait un peu. Il vit seulement le coq qui passait près de lui, toujours dansant, et qui tirait lui aussi sur un cigare : « Ne fume pas », dit-il. Le coq grogna, sans cesser de rythmer son pas, fixant le mât central avec l'expression du boxeur sonné, la nuque parcourue par un long et perpétuel frisson. À ses côtés, une noire épaisse, remuant de droite à gauche sa face animale, aboyait sans arrêt. Mais les jeunes négresses, surtout, entraient dans la transe la plus affreuse, les pieds collés au sol et le corps parcouru, des pieds à la tête, de soubresauts de plus en plus violents à mesure qu'ils gagnaient les épaules. Leur tête s'agitait alors d'avant en arrière, littéralement séparée d'un corps décapité. En même temps, tous se mirent à hurler sans discontinuer, d'un long cri collectif et incolore, sans respiration apparente, sans modulations, comme si les corps se nouaient tout entiers, muscles et nerfs, en une seule émission épuisante qui donnait enfin la parole en chacun d'eux à un être jusque-là absolument silencieux. Et sans que le cri cessât, les femmes, une à une, se mirent à tomber. Le chef noir s'agenouillait près de chacune, serrait vite et convulsivement leurs tempes de sa grande main [215] aux muscles noirs. Elles se relevaient alors, chancelantes, rentraient dans la danse et reprenaient leurs cris, d'abord faiblement, puis de plus en plus haut et vite, pour retomber encore, et se relever de nouveau, pour recommencer, et longtemps encore, jusqu'à ce que le cri général faiblît, s'altérât, dégénérât en une sorte de rauque aboiement qui les secouait de son hoquet. D'Arrast, épuisé, les muscles noués par sa longue danse immobile, étouffé par son propre mutisme, se sentit vaciller. La chaleur, la poussière, la fumée des cigares, l'odeur humaine rendaient maintenant l'air tout à fait irrespirable. Il chercha le coq du regard : il avait disparu. D'Arrast se laissa glisser alors le long de la paroi et s'accroupit, retenant une nausée.
Quand il ouvrit les yeux, l'air était toujours aussi étouffant, mais le bruit avait cessé. Les tambours seuls rythmaient une basse continue, sur laquelle dans tous les coins de la case, des groupes, couverts d'étoffes blanchâtres, piétinaient. Mais au centre de la pièce, maintenant débarrassé du verre et de la bougie, un groupe de jeunes filles noires, en état semi-hypnotique, dansaient lentement, toujours sur le point de se laisser dépasser par la mesure. Les yeux fermés, droites pourtant, elles se balançaient légèrement d'avant en arrière, sur la pointe de leurs [216] pieds, presque sur place. Deux d'entre elles, obèses, avaient le visage recouvert d'un rideau de raphia. Elles encadraient une autre jeune fille, costumée celle-là, grande, mince, que d'Arrast reconnut soudain comme la fille de son hôte. Vêtue d'une robe verte, elle portait un chapeau de chasseresse en gaze bleue, relevé sur le devant, garni de plumes mousquetaires, et tenait à la main un arc vert et jaune, muni de sa flèche, au bout de laquelle était embroché un oiseau multicolore. Sur son corps gracile, sa jolie tête oscillait lentement, un peu renversée, et sur le visage endormi se reflétait une mélancolie égale et innocente. Aux arrêts de la musique, elle chancelait, somnolente. Seul, le rythme renforcé des tambours lui rendait une sorte de tuteur invisible autour duquel elle enroulait ses molles arabesques jusqu'à ce que, de nouveau arrêtée en même temps que la musique, chancelant au bord de l'équilibre, elle poussât un étrange cri d'oiseau, perçant et pourtant mélodieux.
D'Arrast, fasciné par cette danse ralentie, contemplait la Diane noire lorsque le coq surgit devant lui, son visage lisse maintenant décomposé. La bonté avait disparu de ses yeux qui ne reflétaient qu'une sorte d'avidité inconnue. Sans bienveillance, comme s'il parlait [217] a un étranger : « Il est tard, Capitaine, dit-il. Ils vont danser toute la nuit, mais ils ne veulent pas que tu restes maintenant. » La tête lourde, d'Arrast se leva et suivit le coq qui gagnait la porte en longeant la paroi. Sur le seuil, le coq s'effaça, tenant la porte de bambous, et d'Arrast sortit. Il se retourna et regarda le coq qui n'avait pas bougé.
- Viens. Tout à l'heure, il faudra porter la pierre.
- Je reste, dit le coq d'un air fermé.
- Et ta promesse ?
Le coq sans répondre poussa peu à peu la porte que d'Arrast retenait d'une seule main. Ils restèrent ainsi une seconde, et d'Arrast céda, haussant les épaules. Il s'éloigna.
La nuit était pleine d'odeurs fraîches et aromatiques. Au-dessus de la forêt, les rares étoiles du ciel austral, estompées par une brume invisible, luisaient faiblement. L'air humide était lourd. Pourtant, il semblait d'une délicieuse fraîcheur au sortir de la case. D'Arrast remontait la pente glissante, gagnait les premières cases, trébuchait comme un homme ivre dans les chemins troués. La forêt grondait un peu, toute proche. Le bruit du fleuve grandissait, le continent tout entier émergeait dans la nuit et l'écoeurement envahissait d'Arrast. Il lui semblait qu'il aurait voulu vomir ce pays tout [218] entier, la tristesse de ses grands espaces, la lumière glauque des forêts, et le clapotis nocturne de ses grands fleuves déserts. Cette terre était trop grande, le sang et les saisons s'y confondaient, le temps se liquéfiait. La vie ici était à ras de terre et, pour s'y intégrer, il fallait se coucher et dormir, pendant des années, à même le sol boueux ou desséché. Là-bas, en Europe, c'était la honte et la colère. Ici, l'exil ou la solitude, au milieu de ces fous languissants et trépidants, qui dansaient pour mourir. Mais, à travers la nuit humide, pleine d'odeurs végétales, l'étrange cri d'oiseau blessé, poussé par la belle endormie, lui parvint encore.
Quand d'Arrast, la tête barrée d'une épaisse migraine, s'était réveillé après un mauvais sommeil, une chaleur humide écrasait la ville et la forêt immobile. Il attendait à présent sous le porche de l'hôpital, regardant sa montre arrêtée, incertain de l'heure, étonné de ce grand jour et du silence qui montait de la ville. Le ciel, d'un bleu presque franc, pesait au ras des premiers toits éteints. Des urubus jaunâtres dormaient, figés par la chaleur, sur la maison qui faisait face à l'hôpital. L'un d'eux s'ébroua tout d'un coup, ouvrit le bec, prit ostensiblement ses dispositions pour s'envoler, claqua [219] deux fois ses ailes poussiéreuses contre son corps, s'éleva de quelques centimètres au-dessus du toit, et retomba pour s'endormir presque aussitôt.
L'ingénieur descendit vers la ville. La place principale était déserte, comme les rues qu'il venait de parcourir. Au loin, et de chaque côté du fleuve, une brume basse flottait sur la forêt. La chaleur tombait verticalement et d'Arrast chercha un coin d'ombre pour s'abriter. Il vit alors, sous l'auvent d'une des maisons, un petit homme qui lui faisait signe. De plus près, il reconnut Socrate.
- Alors, monsieur d'Arrast, tu aimes la cérémonie ?
D'Arrast dit qu'il faisait trop chaud dans la case et qu'il préférait le ciel et la nuit.
- Oui, dit Socrate, chez toi, c'est la messe seulement. Personne ne danse.
Il se frottait les mains, sautait sur un pied, tournait sur lui-même, riait à perdre haleine.
- Pas possibles, ils sont pas possibles.
Puis il regarda d'Arrast avec curiosité
- Et toi, tu vas à la messe ?
- Non.
- Alors, où tu vas ?
- Nulle part. Je ne sais pas.
Socrate riait encore.
[220] - Pas possible ! Un seigneur sans église, sans rien !
D'Arrast riait aussi
- Oui, tu vois, je n'ai pas trouvé ma place. Alors, je suis parti.
- Reste avec nous, monsieur d'Arrast, je t'aime.
- Je voudrais bien, Socrate, mais je ne sais pas danser.
Leurs rires résonnaient dans le silence de la ville déserte.
« Ah, dit Socrate, j'oublie. Le maire veut te voir. Il déjeune au club. » Et sans crier gare, il partit dans la direction de l'hôpital. « Où vas-tu ? » cria d'Arrast. Socrate imita un ronflement : « Dormir. Tout à l'heure la procession. » Et courant à moitié, il reprit ses ronflements.
Le maire voulait seulement donner à d'Arrast une place d'honneur pour voir la procession. Il l'expliqua à l'ingénieur en lui faisant partager un plat de viande et de riz propre à miraculer un paralytique. On s'installerait d'abord dans la maison du juge, sur un balcon, devant l'église, pour voir sortir le cortège. On irait ensuite à la mairie, dans la grande rue qui menait à la place de l'église et que les pénitents emprunteraient au retour. Le juge et le chef de police accompagneraient d'Arrast, le maire [221] étant tenu de participer à la cérémonie. Le chef de police était en effet dans la salle du club, et tournait sans trêve autour de d'Arrast, un infatigable sourire aux lèvres, lui prodiguant des discours incompréhensibles, mais évidemment affectueux. Lorsque d'Arrast descendit, le chef de police se précipita pour lui ouvrir le chemin, tenant toutes les portes ouvertes devant lui.
Sous le soleil massif, dans la ville toujours vide, les deux hommes se dirigeaient vers la maison du juge. Seuls, leurs pas résonnaient dans le silence. Mais, soudain, un pétard éclata dans une rue proche et fit s'envoler sur toutes les maisons, en gerbes lourdes et embarrassées, les urubus au cou pelé. Presque aussitôt des dizaines de pétards éclatèrent dans toutes les directions, les portes s'ouvrirent et les gens commencèrent de sortir des maisons pour remplir les rues étroites.
Le juge exprima à d'Arrast la fierté qui était la sienne de l'accueillir dans son indigne maison et lui fit gravir un étage d'un bel escalier baroque peint à la chaux bleue. Sur le palier, au passage de d'Arrast, des portes s'ouvrirent d'où surgissaient des têtes brunes d'enfants qui disparaissaient ensuite avec des rires étouffés. La pièce d'honneur, belle d'architecture, ne contenait [222] que des meubles de rotin et de grandes cages d'oiseaux au jacassement étourdissant. Le balcon où ils s'installèrent donnait sur la petite place devant l'église. La foule commençait maintenant de la remplir, étrangement silencieuse, immobile sous la chaleur qui descendait du ciel en flots presque visibles. Seuls, des enfants couraient autour de la place s'arrêtant brusquement pour allumer les pétards dont les détonations se succédaient. Vue du balcon, l'église, avec ses murs crépis, sa dizaine de marches peintes à la chaux bleue, ses deux tours bleues et or, paraissait plus petite.
Tout d'un coup, des orgues éclatèrent à l'intérieur de l'église. La foule, tournée vers le porche, se rangea sur les côtés de la place. Les hommes se découvrirent, les femmes s'agenouillèrent. Les orgues lointaines jouèrent, longuement, des sortes de marches. Puis un étrange bruit d'élytres vint de la forêt. Un minuscule avion aux ailes transparentes et à la frêle carcasse, insolite dans ce monde sans âge, surgit au-dessus des arbres, descendit un peu vers la place, et passa, avec un grondement de grosse crécelle, au-dessus des têtes levées vers lui. L'avion vira ensuite et s'éloigna vers l'estuaire.
Mais, dans l'ombre de l'église, un obscur remue-ménage attirait de nouveau l'attention. [223] Les orgues s'étaient tues, relayées maintenant par des cuivres et des tambours, invisibles sous le porche. Des pénitents, recouverts de surplis noirs, sortirent un à un de l'église, se groupèrent sur le parvis, puis commencèrent de descendre les marches. Derrière eux venaient des pénitents blancs portant des bannières rouges et bleues, puis une petite troupe de garçons costumés en anges, des confréries d'enfants de Marie, aux petits visages noirs et graves, et enfin, sur une châsse multicolore, portée par des notables suants dans leurs complets sombres, l'effigie du bon jésus lui-même, roseau en main, la tête couverte d'épines, saignant et chancelant au-dessus de la foule qui garnissait les degrés du parvis.
Quand la châsse fut arrivée au bas des marches, il y eut un temps d'arrêt pendant lequel les pénitents essayèrent de se ranger dans un semblant d'ordre. C'est alors que d'Arrast vit le coq. Il venait de déboucher sur le parvis, torse nu, et portait sur sa tête barbue un énorme bloc rectangulaire qui reposait sur une plaque de liège à même le crâne. Il descendit d'un pas ferme les marches de l'église, la pierre exactement équilibrée dans l'arceau de ses bras courts et musclés. Dès qu'il fut parvenu derrière la châsse, la procession s'ébranla. Du [224] porche surgirent alors les musiciens, vêtus de vestes aux couleurs vives et s'époumonant dans des cuivres enrubannés. Aux accents d'un pas redoublé, les pénitents accélérèrent leur allure et gagnèrent l'une des rues qui donnaient sur la place. Quand la châsse eut disparu à leur suite, on ne vit plus que le coq et les derniers musiciens. Derrière eux, la foule s'ébranla, au milieu des détonations, tandis que l'avion, dans un grand ferraillement de pistons, revenait au-dessus des derniers groupes. D'Arrast regardait seulement le coq qui disparaissait maintenant dans la rue et dont il lui semblait soudain que les épaules fléchissaient. Mais à cette distance, il voyait mal.
Par les rues vides, entre les magasins fermés et les portes closes, le juge, le chef de police et d'Arrast gagnèrent alors la mairie. À mesure qu'ils s'éloignaient de la fanfare et des détonations, le silence reprenait possession de la ville et, déjà, quelques urubus revenaient prendre sur les toits la place qu'ils semblaient occuper depuis toujours. La mairie donnait sur une rue étroite, mais longue, qui menait d'un des quartiers extérieurs à la place de l'église. Elle était vide pour le moment. Du balcon de la mairie, à perte de vue, on n'apercevait qu'une chaussée défoncée, où la pluie récente avait laissé [225] quelques flaques. Le soleil, maintenant un peu descendu, rongeait encore, de l'autre côté de la rue, les façades aveugles des maisons.
Ils attendirent longtemps, si longtemps que d'Arrast, à force de regarder la réverbération du soleil sur le mur d'en face, sentit à nouveau revenir sa fatigue et son vertige. La rue vide, aux maisons désertes, l'attirait et l'écœurait à la fois. A nouveau, il voulait fuir ce pays, il pensait en même temps à cette pierre énorme, il aurait voulu que cette épreuve fût finie. Il allait proposer de descendre pour aller aux nouvelles lorsque les cloches de l'église se mirent à sonner à toute volée. Au même instant, à l'autre extrémité de la rue, sur leur gauche, un tumulte éclata et une foule en ébullition apparut. De loin, on la voyait agglutinée autour de la châsse, pèlerins et pénitents mêlés, et ils avançaient, au milieu des pétards et des hurlements de joie, le long de la rue étroite. En quelques secondes, ils la remplirent jusqu'aux bords, avançant vers la mairie, dans un désordre indescriptible, les âges, les races et les costumes fondus en une masse bariolée, couverte d'yeux et de bouches vociférantes, et d'où sortaient, comme des lances, une armée de cierges dont la flamme s'évaporait dans la lumière ardente du jour. Mais quand ils furent proches et que la foule, sous le balcon, [226] sembla monter le long des parois, tant elle était dense, d'Arrast vit que le coq n'était pas là.
D'un seul mouvement, sans s'excuser, il quitta le balcon et la pièce, dévala l'escalier et se trouva dans la rue, sous le tonnerre des cloches et des pétards. Là, il dut lutter contre la foule joyeuse, les porteurs de cierges, les pénitents offusqués. Mais irrésistiblement, remontant de tout son poids la marée humaine, il s'ouvrit un chemin, d'un mouvement si emporté, qu'il chancela et faillit tomber lorsqu'il se retrouva libre, derrière la foule, à l'extrémité de la rue. Collé contre le mur brûlant, il attendit que la respiration lui revint. Puis il reprit sa marche. Au même moment, un groupe d'hommes déboucha dans la rue. Les premiers marchaient à reculons, et d'Arrast vit qu'ils entouraient le coq.
Celui-ci était visiblement exténué. Il s'arrêtait, puis, courbé sous l'énorme pierre, il courait un peu, du pas pressé des débardeurs et des coolies, le petit trot de la misère, rapide, le pied frappant le sol de toute sa plante. Autour de lui, des pénitents aux surplis salis de cite fondue et de poussière l'encourageaient quand il s'arrêtait. À sa gauche, son frère marchait ou courait en silence. Il sembla à d'Arrast qu'ils mettaient un temps interminable à parcourir l'espace qui [227] les séparait de lui. À peu près à sa hauteur, le coq s'arrêta de nouveau et jeta autour de lui des regards éteints. Quand il vit d'Arrast, sans paraître pourtant le reconnaître, il s'immobilisa, tourné vers lui. Une sueur huileuse et sale couvrait son visage maintenant gris, sa barbe était pleine de filets de salive, une mousse brune et sèche cimentait ses lèvres. Il essaya de sourire. Mais, immobile sous sa charge, il tremblait de tout son corps, sauf à la hauteur des épaules où les muscles étaient visiblement noués dans une sorte de crampe. Le frère, qui avait reconnu d'Arrast, lui dit seulement : « Il est déjà tombé. » Et Socrate, surgi il ne savait d'où, vint lui glisser à l'oreille : « Trop danser, monsieur d'Arrast, toute la nuit. Il est fatigué. »
Le coq avança de nouveau, de son trot saccadé, non comme quelqu'un qui veut progresser mais comme s'il fuyait la charge qui l'écrasait, comme s'il espérait l'alléger par le mouvement. D'Arrast se trouva, sans qu'il sût comment, à sa droite. Il posa sur le dos du coq une main devenue légère et marcha près de lui, à petits pas pressés et pesants. À l'autre extrémité de la rue, la châsse avait disparu, et la foule, qui, sans doute, emplissait maintenant la place, ne semblait plus avancer. Pendant quelques secondes, le coq, encadré par son frère et d'Arrast, [228] gagna du terrain. Bientôt, une vingtaine de mètres seulement le séparèrent du groupe qui s'était massé devant la mairie pour le voir passer. À nouveau, pourtant, il s'arrêta. La main de d'Arrast se fit plus lourde. « Allez, coq, dit-il, encore un peu. » L'autre tremblait, la salive se remettait à couler de sa bouche tandis que, sur tout son corps, la sueur jaillissait littéralement. Il prit une respiration qu'il voulait profonde et s'arrêta court. Il s'ébranla encore, fit trois pas, vacilla. Et soudain la pierre glissa sur son épaule, qu'elle entailla, puis en avant jusqu'à terre, tandis que le coq, déséquilibré, s'écroulait sur le côté. Ceux qui le précédaient en l'encourageant sautèrent en arrière avec de grands cris, l'un d'eux se saisit de la plaque de liège pendant que les autres empoignaient la pierre pour en charger à nouveau le coq.
D'Arrast, penché sur celui-ci, nettoyait de sa main l'épaule souillée de sang et de poussière, pendant que le petit homme, la face collée à terre, haletait. Il n'entendait rien, ne bougeait plus. Sa bouche s'ouvrait avidement sur chaque respiration, comme si elle était la dernière. D'Arrast le prit à bras-le-corps et le souleva aussi facilement que s'il s'agissait d'un enfant. Il le tenait debout, serré contre lui. Penché de toute sa taille, il lui parlait dans le visage, [229] comme pour lui insuffler sa force. L'autre, au bout d'un moment, sanglant et terreux, se détacha de lui, une expression hagarde sur le visage. Chancelant, il se dirigea de nouveau vers la pierre que les autres soulevaient un peu. Mais il s'arrêta ; il regardait la pierre d'un regard vide, et secouait la tête. Puis il laissa tomber ses bras le long de son corps et se tourna vers d'Arrast. D'énormes larmes coulaient silencieusement sur son visage ruiné. Il voulait parler, il parlait, mais sa bouche formait à peine les syllabes. « J'ai promis », disait-il. Et puis : « Ah ! Capitaine. Ah ! Capitaine ! » et les larmes noyèrent sa voix. Son frère surgit dans son dos, l'étreignit, et le coq, en pleurant, se laissa aller contre lui, vaincu, la tête renversée.
D'Arrast le regardait, sans trouver ses mots. Il se tourna vers la foule, au loin, qui criait à nouveau. Soudain, il arracha la plaque de liège des mains qui la tenaient et marcha vers la pierre. Il fit signe aux autres de l'élever et la chargea presque sans effort. Légèrement tassé sous le poids de la pierre, les épaules ramassées, soufflant un peu, il regardait à ses pieds, écoutant les sanglots du coq. Puis il s'ébranla à son tour d'un pas puissant, parcourut sans faiblir l'espace qui le séparait de la foule, à l'extrémité de la rue, et fendit avec décision les premiers [230] rangs qui s'écartèrent devant lui. Il entra sur la place, dans le vacarme des cloches et des détonations, mais entre deux haies de spectateurs qui le regardaient avec étonnement, soudain silencieux. Il avançait, du même pas emporté, et la foule lui ouvrait un chemin jusqu'à l'église. Malgré le poids qui commençait de lui broyer la tête et la nuque, il vit l'église et la châsse qui semblait l'attendre sur le parvis. Il marchait vers elle et avait déjà dépassé le centre de la place quand brutalement, sans savoir pourquoi il obliqua vers la gauche, et se détourna du chemin de l'église, obligeant les pèlerins à lui faire, face. Derrière lui, il entendait des pas précipités. Devant lui, s'ouvraient de toutes parts des bouches. Il ne comprenait pas ce qu'elles lui criaient, bien qu'il lui semblât reconnaître le mot portugais qu'on lui lançait sans arrêt. Soudain, Socrate apparut devant lui, roulant des yeux effarés, parlant sans suite et lui montrant, derrière lui, le chemin de l'église. « À l'église, à l'église », c'était là ce que criaient Socrate et la foule. D'Arrast continua pourtant sur sa lancée. Et Socrate s'écarta, les bras comiquement levés au ciel, pendant que la foule peu à peu se taisait. Quand d'Arrast entra dans la première rue, qu'il avait déjà prise avec le coq, et dont il savait qu'elle menait aux quartiers [231] du fleuve, la place n'était plus qu'une rumeur confuse derrière lui.
La pierre, maintenant, pesait douloureusement sur son crâne et il avait besoin de toute la force de ses grands bras pour l'alléger. Ses épaules se nouaient déjà quand il atteignit les premières rues, dont la pente était glissante. Il s'arrêta, tendit l'oreille. Il était seul. Il assura la pierre sur son support de liège et descendit d'un pas prudent, mais encore ferme, jusqu'au quartier des cases. Quand il y arriva, la respiration commençait de lui manquer, ses bras tremblaient autour de la pierre. Il pressa le pas, parvint enfin sur la petite place où se dressait la case du coq, courut à elle, ouvrit la porte d'un coup de pied et, d'un seul mouvement, jeta la pierre au centre de la pièce, sur le feu qui rougeoyait encore. Et là, redressant toute sa taille, énorme soudain, aspirant à goulées désespérées l'odeur de misère et de cendres qu'il reconnaissait, il écouta monter en lui le flot d'une joie obscure et haletante qu'il ne pouvait pas nommer.
Quand les habitants de la case arrivèrent, ils trouvèrent d'Arrast debout, adossé au mur, du fond, les yeux fermés. Au centre de la pièce à la place du foyer, la pierre était à demi enfouie, recouverte de cendres et de terre. Ils [232] se tenaient sur le seuil sans avancer et regardaient d'Arrast en silence comme s'ils l'interrogeaient. Mais il se taisait. Alors, le frère conduisit près de la pierre le coq qui se laissa tomber àterre. Il s'assit, lui aussi, faisant un signe aux autres. La vieille femme le rejoignit, puis la jeune fille de la nuit, mais personne ne regardait d'Arrast. Ils étaient accroupis en rond autour de la pierre, silencieux. Seule, la rumeur du fleuve montait jusqu'à eux à travers l'air lourd. D'Arrast, debout dans l'ombre, écoutait, sans rien voir, et le bruit des eaux l'emplissait d'un bonheur tumultueux. Les yeux fermés, il saluait joyeusement sa propre force, il saluait, une fois de plus, la vie qui recommençait. Au même instant, une détonation éclata qui semblait toute proche. Le frère s'écarta un peu du coq et se tournant à demi vers d'Arrast, sans le regarder, lui montra la place vide : « Assieds-toi avec nous. »




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