samedi 28 février 2015

Emmanuel Carrère / L'évangile selon frère Emmanuel Carrère



Emmanuel Carrère chez lui, à Paris.

L'ÉVANGILE SELON FRÈRE EMMANUEL CARRÈRE

Le 14 septembre 2014 | Mise à jour le 14 septembre 2014
UN ENTRETIEN AVEC GILLES MARTIN-CHAUFFIER

Après avoir suivi les pas de ce diable de Limonov, Emmanuel Carrère emprunte ceux de saint Paul et de saint Luc pour raconter, dans « Le royaume », les premiers temps du christianisme.

Que raconte le christianisme ? L’histoire d’un prophète exotique, né d’une mère vierge, qui guérit les malades d’un coup d’oeil, demande à ses proches de manger son propre corps pour devenir meilleurs, disparaît crucifié, revient d’entre les morts et promet à tous la vie éternelle. Comme l’observait Borges, la théologie semble parfois une branche de la science-fiction. Inutile de dire qu’Emmanuel Carrère n’y a pas été insensible. C’est sa passion pour Philip K. Dick qui l’a amené à la littérature. A l’automne 1990, il a été touché par la grâce et, pendant trois ans, allant chaque jour à la messe, il s’est plongé dans les textes sacrés. On connaît l’auteur : quand il se donne à une passion, il s’y abandonne. Bientôt ses livres feront mille pages. Pour l’instant, dans « Le royaume », on en reste à 630. Consacrées au rôle fondamental de saint Paul (et, accessoirement, de saint Luc) dans le développement miraculeux d’une petite secte mystique apparue au fin fond de la Judée. Revenu sur les chemins du Nouveau Testament, Carrère pose une question impertinente : qui a le mieux servi la cause du Christ ? Ses premiers disciples, de braves pêcheurs galiléens et de pauvres paysans de Judée, ou bien les deux ou trois intellectuels, comme saint Paul ou saint Luc, qui se sont emparés de leur conte à dormir debout ? Personne dans l’histoire de l’humanité n’avait parlé comme Jésus, si naturel, simple, calme, audacieux et identifiable à la première phrase. Mais jamais il n’aurait conquis le monde avec seulement les messages transmis par les compagnons qui faisaient son ordinaire. Ce sont des hommes très subtils, capables de s’exprimer en grec, qui ont fait sa gloire en luttant avec Pierre, Marc ou Matthieu, les tenants d’un christianisme juif. C’est passionnant. Et dérangeant, car on voit quel élitisme a bâti la religion de la charité. Celle même dont le père de Carrère disait : « Dommage qu’ils aient supprimé la messe en latin. On ne se rendait pas compte à quel point c’est bête. » Pour parler de ce livre inspiré, nous avons rencontré l’écrivain chez lui, à Paris, à deux pas de la rue de Paradis.






Emmanuel CarrèreAlexandre Isard
Paris Match. Expliquez-nous le titre du livre. Qu’est-ce que “le royaume” ? 
Emmanuel Carrère. Dans l’Evangile de saint Luc, Jésus emploie constamment le terme. Dans sa bouche, c’est le royaume tout court. Parfois celui de Dieu, ou celui des cieux. Le sens demeure énigmatique mais il y a deux interprétations. Soit on évoque un paradis et une promesse de vie éternelle. Soit, et c’est ce que je crois, on fait allusion à une autre dimension de la vie réelle. Comme si, avec ce mot, on touchait le fond du sac de l’existence. Le royaume, c’est la réalité dans toute sa profondeur. Un univers méprisé de douleur et de faiblesse qui devient la demeure du Christ. Un lieu dont Jésus formule les lois qui inversent systématiquement toutes les valeurs : les premiers seront les derniers... Un discours très subversif dont il est stupéfiant que soit sortie une institution aussi puissante, et même admirable, que l’Eglise.
En racontant la naissance du christianisme, le livre met en scène une dispute acharnée entre deux clans. D’une part, l’école de Jérusalem avec Pierre, Marc ou Jacques. Et, face à eux, l’école universelle de Paul et de Luc.
Jérusalem, au Ier siècle, c’est la maison mère, celle des proches du Christ, de sa famille, des premiers apôtres qui ont recueilli l’héritage et entendent le gérer. Eux demeurent des juifs orthodoxes, comme une branche annexe qui se distinguerait par l’annonce que le Messie est venu mais qui n’aurait pas quitté l’arbre. Ils ne songent pas à s’adresser aux gentils. Paul, au contraire, a d’emblée le désir de convertir le monde. Et donc de rompre avec le judaïsme dont il est issu. Son propos est universel et son message parle aux juifs mais aussi aux autres, hommes ou femmes, libres ou esclaves, romains ou grecs ou égyptiens... Si les juifs veulent conserver la circoncision et leurs règles alimentaires, aucun problème. Mais il n’est pas question de l’imposer aux autres. On est chrétien si on croit au message du Christ. Point final. C’est révolutionnaire.

"J’AIME SAVOIR QUI A ÉCRIT QUOI ET COMMENT. FÛT-CE SUR UN SUJET SACRÉ"

A propos de révolution, vous comparez à plusieurs reprises les querelles de chapelle du christianisme naissant aux luttes de faction du communisme des années 1920. Saint Jacques, le juif orthodoxe, contre saint Paul, le juif universel, c’est Staline contre Trotski !
A cette nuance près que c’est Trotski qui gagne. Et, en effet, même si cette comparaison sacrilège ne tient pas terme à terme, les deux situations se ressemblent. Tant par l’affrontement des personnalités que par le contexte de la lutte. Les bolcheviques non plus, personne n’aurait misé sur eux. Ils passaient pour des agités d’arrière-salles de café. Et pourtant, eux aussi, c’est à une mutation de l’humanité qu’ils s’employaient. Pour créer un homme nouveau.
Le vrai père du christianisme, c’est presque autant saint Paul que le Christ !
 Non. Simplement je voulais écrire sur les débuts du christianisme, mais pas sur Jésus. Peut-être m’inspirait-il une sorte de terreur sacrée ou de prudence révérencielle ? Peut-être aussi demeure-t-il trop mystérieux. Selon les récits, il peut être très doux ou très violent. Il est contradictoire, et on ne le connaît que par propos rapportés. Tandis que Paul, on connaît ses actes, ses lettres authentifiées, ses voyages, son apparence... Pour un romancier, il présente un relief si accidenté qu’il en devient passionnant : un petit homme très laid, qui ne paie pas de mine, tombe tout le temps malade et tranche de tout avec violence et autorité. Pour les juifs orthodoxes, c’est un imposteur. Pour les autres, les gentils, c’est un empoisonneur et un maître exigeant qui lutte contre toutes les facilités et les licences pour ne cesser de les gourmander. Paul est sans cesse en lutte. Mais il produit un effet extraordinaire grâce au discours du Christ. Ses propos sont tellement subversifs et paradoxaux qu’ils provoquent une réelle exaltation et déchaînent la passion. En outre, ils entraînent des comportements si étranges de la part de sa petite communauté que tout le monde est saisi. Paul va déclencher une contagion par l’exemple. C’est un géant.
L’autre personnage clé qu’on redécouvre, c’est saint Luc, auteur d’un Evangile alors qu’il n’a jamais connu le Christ.
Lui, c’est le goy de la bande, un médecin lettré, de langue et de culture grecques. Rien du petit pêcheur galiléen ou du paysan de Judée d’où venaient les compagnons du Christ. Il aimerait croire mais la religion grecque n’offre rien de consistant aux âmes pieuses : quelques sacrifices, des scènes de ménage sur l’Olympe. Chez les juifs, il trouve noble leur relation avec un Dieu si exigeant. Mais, compagnon de saint Paul, il juge les premiers Evangiles trop simples. Après avoir lu celui de Marc, il décide d’en rédiger un plus raffiné, plus grec, plus séduisant pour des lecteurs instruits. Et, surtout, plus romanesque. C’est chez lui qu’apparaissent le Bon Samaritain, les voyageurs d’Emmaüs, la crèche de Bethléem et l’Adoration des bergers, le Fils prodigue... Luc est aussi un grand manipulateur, toujours tenté d’être d’accord avec tout le monde, toujours séduit par le dernier qui a parlé et paraissant beaucoup moins abrupt que Paul mais, pour finir, donnant la version qui l’arrange.
C’est un peu iconoclaste, cette analyse !
Je suis un romancier. J’aime savoir qui a écrit quoi et comment. Fût-ce sur un sujet sacré.

« Le royaume », d’Emmanuel Carrère, éd. P.O.L, 630 pages, 23,90 euros.









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire