samedi 30 mai 2015

Dostoievski / Souvenirs de Madame A. G. Dostoïevski


DOSTOIEVSKI

Souvenirs de Madame A. G. Dostoïevski


I


Le retour en Russie, en 1871 [12]


Notre retour à Pétersbourg, après un séjour de plus de quatre ans à l’étranger, eut lieu par une chaude journée d’été, le 8 juillet 1871, jour de la fête de la Sainte Vierge de Kazan.
De la gare de Varsovie, par la perspective Ismaïlovki, nous passâmes devant l’église de la Sainte-Trinité, où nous nous étions mariés[13]. Tous deux, moi et mon mari, en regardant l’église nous nous mîmes à prier, et notre petite fille voyant cela[14] fit, elle aussi, un signe de croix. Je me rappelle que Fiodor Mikhaïlovitch me dit alors : « Eh bien, Annette, on ne peut pas se plaindre. Nous avons vécu heureux ces quatre années à l’étranger, malgré les moments difficiles. Qu’est-ce que nous donnera la vie à Pétersbourg ? Tout l’avenir est enveloppé de brouillard. Je prévois beaucoup de choses pénibles, des difficultés, des obstacles, avant que nous ne soyons d’aplomb sur nos pieds. Je n’espère qu’en l’aide de Dieu. » Je lui répondis : « Pourquoi s’attrister d’avance ? Espérons en la grâce de Dieu. Le principal, c’est que maintenant notre vieux rêve s’est réalisé et que, de nouveau, nous sommes ensemble dans notre patrie. »
Les émotions les plus variées nous agitaient tous deux. Chez moi dominait le sentiment d’un bonheur infini. Moi qui, dès ma tendre jeunesse, avais rêvé de l’étranger, étais partie avec une telle joie, je m’en étais dégoûtée pendant les deux dernières années de notre séjour, et je le haïssais presque. La religion, la langue, les gens, les mœurs, les coutumes, tout me paraissait non seulement différent, mais presque hostile. Le pain noir russe, la neige profonde, les traîneaux, la sonnerie des cloches des églises orthodoxes me manquaient. En un mot, tout ce à quoi j’étais habituée depuis l’enfance. Par moments, je m’ennuyais terriblement, et ni la présence de ma mère ni celle de mon frère ne pouvaient me faire oublier que je n’étais pas en Russie. Je voyais que Fiodor Mikhaïlovitch travaillait sans ménager ses forces ; je voyais que, même quand nous recevions beaucoup d’argent, il fallait en donner une grande partie aux parents, et payer les intérêts des objets engagés avant le départ. J’avais perdu l’espoir d’économiser la somme importante nécessaire pour retourner à Pétersbourg et payer certaines de nos dettes, afin de n’être point inquiétés, les premiers temps, par nos créanciers et d’avoir la possibilité de nous installer et d’entreprendre quelque chose pour arranger nos affaires embrouillées.
Je comprenais parfaitement que nous ne pourrions rétablir notre situation qu’en retournant dans notre patrie et en agissant personnellement et non par des intermédiaires. Il me semblait aussi qu’à Pétersbourg je pourrais trouver des travaux de sténographie ou de traduction, et qu’ainsi je pourrais apporter ma contribution dans le ménage[15]J’escomptais aussi que la maison de la rue Kostromskaïa, que ma mère me destinait, deviendrait ma propriété, et, dans ce cas, la question des dettes serait vite réglée. Je me proposais de vendre immédiatement la maison, de payer les dettes urgentes et d’éteindre les autres peu à peu avec l’argent qu’on recevrait pour les romans. Voilà pourquoi j’avais tant de hâte de rentrer en Russie. Mais sans cesse surgissaient des obstacles de toute sorte qui nous en empêchaient. Tantôt, il n’y avait pas assez d’argent pour le voyage et la première installation. Tantôt nous recevions de grosses sommes et cependant nous ne pouvions partir : ou bien l’on attendait prochainement l’augmentation de la famille, ou le bébé était encore trop petit pour l’amener en Russie l’hiver. Les obstacles à notre retour s’accumulaient, de sorte que j’en étais arrivée à croire fermement que jamais nous ne pourrions sortir d’Allemagne et qu’il nous était réservé de demeurer des émigrants malgré nous. Cette pensée m’était à tel point insupportable que d’avance j’acceptais tous les malheurs qui nous menaçaient, pourvu qu’ils nous arrivassent en Russie. En un mot, j’appris personnellement ce que signifiait la nostalgie ; un sentiment que je ne souhaite pas à mon pire ennemi.
De toutes mes forces, je tâchais de cacher à Fiodor Mikhaïlovitch mon ennui et l’état de dépression dans lequel j’étais. Mais pouvait-on tromper sa perspicacité ? Il souffrait beaucoup de ne pouvoir m’arracher à cette vie qui m’accablait. Lui-même regrettait sa patrie qu’il aima toujours profondément. Mais, outre cela, une autre pensée terrible le torturait : il craignait, durant ces longues années de séjour à l’étranger, d’oublier la Russie, de se détacher de la société russe, de cesser de comprendre la vie et la réalité russes. En un mot, il craignait pour lui-même ce qui était arrivé à Tourgueniev et qu’autrefois il lui avait reproché. « D’après les journaux, on ne peut pas connaître la vie, me disait-il parfois. Un écrivain ne doit pas quitter son pays pour longtemps ; il doit vivre avec lui de la même vie, sinon il est perdu. » Ainsi, Fiodor Mikhaïlovitch se tourmentait de cette longue absence qui pouvait influer de façon néfaste sur son talent littéraire, et le lui faire perdre. Or la littérature était sa vie, sa raison d’être, en même temps que l’unique source de ses moyens d’existence. On peut donc imaginer la joie profonde qu’il éprouva quand des circonstances favorables nous permirent de retourner en Russie. Cette fois, la perspective de l’augmentation de la famille[16] ne nous arrêta pas. Mais à la joie se mêlait une inquiétude : comment arranger nos affaires ? Nous avions près de 25 000 roubles de dettes et toute notre fortune, le jour de notre arrivée, se réduisait à 60 roubles argent et deux malles – notre bagage de l’étranger –, dont l’une contenait les vêtements de Fiodor Mikhaïlovitch, ses manuscrits et ses cahiers de notes, et l’autre, mes effets et ceux des enfants. Aujourd’hui, en se rappelant cela, on pense combien il fallait de force et de courage pour commencer une nouvelle vie en de pareilles conditions.


À notre arrivée, nous descendîmes à l’hôtel du Commerce, rue des Grandes-Écuries, où nous ne restâmes que deux jours. Nous ne pouvions y demeurer davantage en raison de mes couches prochaines, et parce que le prix était trop élevé pour nous. Nous nous installâmes alors dans une maison meublée de la perspective Ekaterinhof, où nous prîmes deux chambres, au troisième étage. Nous avions choisi ce quartier afin de pouvoir promener notre petite fille, pendant les journées chaudes de juillet, dans le jardin Youssoupov qui était à deux pas de chez nous.
Dès le jour de notre arrivée, les parents de Fiodor Mikhaïlovitch vinrent nous voir et la rencontre fut très amicale. Au cours des quatre dernières années, la situation d’Émilie Fiodorovna Dostoïevski s’était améliorée. Son fils aîné, Fiodor Mikhaïlovitch (que ses parents appelaient « cadet » pour le distinguer de mon mari Fiodor Mikhaïlovitch aîné), donnait désormais beaucoup de leçons de piano bien rémunérées ; le second fils, Michel, avait une place dans une banque ; la fille, Catherine, travaillait aussi quelque part, de sorte que la famille était plutôt dans l’aisance. En outre, Émilie Fiodorovna s’était habituée à l’idée que Fiodor Mikhaïlovitch, ayant une famille à lui, ne pourrait plus lui venir en aide que dans des cas extraordinaires. Seul Paul Alexandrovitch Isaiev[17] ne pouvait renoncer à l’idée que « le père », comme il appelait Fiodor Mikhaïlovitch, était « obligé » de l’entretenir, lui et sa famille. Cependant, même avec lui, la rencontre fut amicale, et cela parce que j’avais fait connaissance de sa femme, et que Nadiejda Mikhaïlovna, qu’il avait épousée au mois d’avril de cette année, m’avait plu tout de suite, si bien que malgré une certaine différence d’âge nous devînmes aussitôt amies. C’était une gentille petite femme, modeste, pas sotte, et je n’ai jamais compris comment elle avait pu choisir pour compagnon de sa vie un homme aussi impossible que Paul Alexandrovitch. Je la plaignais sincèrement, parce que, connaissant son caractère, je prévoyais combien sa vie serait pénible.
Huit jours après notre arrivée à Pétersbourg, le 16 juillet, à 9 heures du matin, l’événement que nous attendions se produisit : je mis au monde un fils, Fiodor. Dès que je fus rétablie, nous baptisâmes notre petit, qui eut pour parrain (comme nos deux filles) A. N. Maïkov, et pour marraine notre petite fille Lubov qui n’avait pas encore deux ans.
À la fin d’août, Fiodor Mikhaïlovitch alla à Moscou, d’où il rapporta une certaine somme, d’ailleurs pas énorme, qui nous permit de quitter nos chambres meublées pour un appartement. La grande question était que nous n’avions pas de meubles et qu’avant de louer un appartement il fallait s’en procurer. J’eus l’idée d’aller au marché Apraxine demander à des marchands s’ils ne consentiraient pas à nous vendre des meubles à tempérament, moyennant 25 roubles par mois, à condition que, jusqu’à parfait paiement de la somme, les meubles resteraient leur propriété. L’un d’eux, un certain Lubimov, accepta cette proposition et nous donna d’un coup pour 400 roubles de meubles. Mais, mon Dieu, quels meubles ! Tout était neuf, il est vrai, mais tout était en bouleau ou en sapin, et, sans parler de la forme ridicule, le travail en était si mauvais qu’au bout de trois années d’usage ils étaient tout disloqués, si bien qu’il fallut les jeter, littéralement, et les remplacer.
Mais j’étais pleine de gratitude même pour un mobilier pareil. Il nous devenait possible d’avoir un appartement à nous, alors que nous ne pouvions pas continuer à vivre dans deux chambres meublées : le voisinage des petits empêchait Fiodor Mikhaïlovitch de travailler et de dormir.
La question des meubles étant réglée, je me mis en quête d’un appartement. Paul Alexandrovitch s’offrit à m’aider. Le même soir il me déclara qu’il avait trouvé un bel appartement de huit pièces à très bon marché : 100 roubles par mois. « Mais pourquoi un si grand appartement ? demandai-je. – Il n’est pas trop grand, me répondit Paul. Pour vous il y aura un salon, un cabinet de travail, une chambre à coucher et une chambre pour les enfants ; et pour nous, un salon, un cabinet de travail, une chambre à coucher ; et nous aurons une salle à manger commune. – Ainsi vous pensez que nous allons habiter ensemble ? – Sans doute. J’ai dit à ma femme que quand le père reviendrait nous vivrions ensemble. » Il me fallut alors lui parler sérieusement, lui démontrer que les circonstances étaient changées et que, en aucun cas, je ne consentirais à faire ménage commun. Selon son habitude, Paul Alexandrovitch commença par être grossier et menaça de se plaindre à Fiodor Mikhaïlovitch. Mais je ne l’écoutai même pas. Quatre années de vie indépendante n’étaient pas perdues pour moi ; et quand Paul Alexandrovitch s’adressa à mon mari, celui-ci lui répondit qu’il m’avait tout laissé en main et qu’il en serait fait comme je déciderais. Pendant longtemps, Paul ne me pardonna pas l’écroulement des projets qu’il avait échafaudés. Je louai un appartement rue Perpoukhovskaïa, près de l’Institut technologique, dans la maison de Mme Arkhangelski et je fis établir le contrat à mon nom afin de débarrasser Fiodor Mikhaïlovitch de l’obligation de discuter avec la propriétaire, le portier, etc.
L’appartement comprenait quatre pièces : un cabinet de travail (dans lequel couchait Fiodor Mikhaïlovitch, sur un divan), un salon, une salle à manger, et une chambre à coucher pour moi et les enfants. En décidant de nous installer, je m’étais tranquillisée par l’idée que je n’aurais pas à acheter certains meubles et articles de ménage ainsi que des vêtements, puisqu’en partant nous en avions laissé beaucoup en garde, chez différentes personnes. Aussitôt rétablie, je me mis donc à faire des démarches pour rentrer en possession de notre bien. Mais des surprises très désagréables m’attendaient l’une après l’autre.
Ce fut d’abord ma visite chez une vieille fille, Olga Vassilievna (j’ai oublié son nom), qui, depuis longtemps, habitait notre maison. C’était la plus honnête des femmes, et quand ma mère, trois ans auparavant était partie nous rejoindre à l’étranger, pour quelque temps, elle lui avait donné en garde différents objets de ménage (samovar, batterie de cuisine, porcelaines, cristaux, etc.). Mais, à mon grand chagrin, j’appris qu’Olga Vassilievna était morte depuis quelque mois, et que, comme elle vivait seule, une nièce de province était venue, s’était occupée des obsèques et que, pour payer les frais de l’enterrement, le juge de paix l’avait autorisée à prendre tous les meubles qui se trouvaient dans le logement. Certains locataires de notre maison savaient bien qu’Olga Vassilievna avait en garde des objets m’appartenant, mais l’héritière déclara « n’être au courant de rien » et elle emporta tout en province, disant que quand elle saurait ce qu’il fallait rendre et à qui il fallait rendre elle ne s’y refuserait pas. Je lui écrivis à Terjok ; mais je ne reçus d’elle que des boucles de malachite et une petite boîte à thé qu’elle ne reconnaissait pas comme ayant appartenues à feu sa tante. Quant aux autres objets, elle proposait de s’en remettre à la décision du tribunal. Il va sans dire que je ne fis point de procès. La seconde surprise désagréable eut trait aux cristaux et porcelaines que j’avais prié ma sœur de me garder. Je dois dire que mon père, grand connaisseur de porcelaines, aimait à fureter chez les antiquaires et avait acheté des choses admirables. Après sa mort, je reçus pour ma part quelques jolies tasses de vieux Saxe et de Sèvres, de l’époque de Nicolas Ier, et aussi de la vaisselle ancienne filigranée. Tous ces objets avaient été placés dans une armoire spéciale, et j’étais sûre de les retrouver. Malheureusement, nous eûmes une mésaventure : en rentrant de la campagne, ma sœur, qui voulait nettoyer à fond son appartement, ordonna à sa bonne de laver la vaisselle renfermée dans l’armoire et lui recommanda d’être particulièrement attentive, cette vaisselle ne lui appartenant pas. Mais la jeune fille, que ma sœur avait réprimandée pour quelque raison, et qu’elle avait menacée de chasser, décida pour faire enrager sa patronne, exprès, devant une autre bonne et la cuisinière, de jeter par terre un immense plateau couvert de vaisselle, et avec une telle force que tous les objets se brisèrent en mille morceaux, si bien qu’on n’en put même recoller aucun. Ma sœur me dédommagea de cet incident en me donnant un service à thé et quelques autres pièces, mais aujourd’hui encore je me rappelle avec tristesse ces petites tasses avec des bergers, des cartes, et un verre sur lequel une mouche était si bien gravée que tous ceux auxquels on donnait ce verre voulaient chasser la mouche, la croyant vivante. J’eusse donné cher pour ravoir ces objets. Les impressions d’enfance restent en nous pour la vie ; et il a fallu que la colère de cette femme de chambre s’exerçât sur des choses m’appartenant et non sur celles de ma sœur qui la grondait ! On dit bien : « Sur le pauvre Macaire tombent toutes les pommes de pin ! »
Une autre surprise m’atteignit doublement. Pendant les quatre années de notre absence, Fiodor Mikhaïlovitch avait envoyé à Prascovie Petrovna (mère de Vania, fils illégitime de Michel Dostoïevski) l’argent nécessaire pour payer les intérêts des fourrures que nous avions engagées en partant (la pelisse de mon mari et ma cape). Nous nous réjouissions de n’avoir qu’à rembourser, et de retrouver ainsi, sans trop grosses dépenses, des vêtements d’hiver. Quelle ne fut pas notre tristesse quand Prascovie Petrovna (que j’avais priée d’apporter les engagements) vint chez nous et, en sanglotant, nous raconta qu’elle avait toujours payé les intérêts (c’était peut-être faux) mais que, la dernière fois, elle avait oublié de le faire et que nos effets avaient été vendus. Elle pleurait, promettant de les retrouver, mais ce n’étaient que de vaines promesses qui ne furent jamais tenues. Cependant, nous devons la remercier de nous avoir remis les reconnaissances des objets d’or et d’argent que nous avions engagés, et qui restèrent encore cinq ans en gage avant que nous pussions les retirer.
Partant à l’étranger, en 1867, seulement pour trois mois, nous avions placé quelques meubles (lit, grande commode pleine d’oreillers et de couvertures, une armoire de livres appartenant à Fiodor Mikhaïlovitch, etc.) dans l’appartement d’Émilie Fiodorovna, chez qui s’installa Paul Alexandrovitch. Nous y avions déposé aussi les icônes anciennes du Christ et de la Sainte Vierge, en des cadres d’argent, avec lesquelles on m’avait bénie pour mon mariage. Quand j’installai mon nouvel appartement, je priai Paul Alexandrovitch de m’apporter mes icônes. Il me les rapporta, mais sans les cadres, et il raconta une histoire invraisemblable : que sa logeuse l’avait volé (en quatre ans il avait déménagé une dizaine de fois) et qu’un jour, en rentrant chez lui, il avait trouvé les icônes sans cadres, que, pour les ravoir, il avait fait un procès, etc. Quant aux meubles, oreillers et couvertures, il reconnut qu’il les avait pris pour son propre ménage. Et pour la bibliothèque il avoua franchement que étant sans argent, il avait vendu un livre après l’autre. Il avait vendu ainsi tous les livres qu’on avait offerts à Fiodor Mikhaïlovitch, avec autographes des auteurs ; et quand j’exprimai mes regrets de la perte de la bibliothèque, il se fâcha contre moi disant que nous seuls étions coupables, puisque nous lui avions envoyé l’argent si irrégulièrement. Comme si nous étions obligés d’entretenir un homme robuste et paresseux !
La perte de la bibliothèque de Fiodor Mikhaïlovitch nous fut particulièrement sensible. Je me rappelle qu’à l’étranger mon mari soupirait après ses livres et je le consolais en disant que sa bibliothèque serait sûrement conservée et que, rentré en Russie, il pourrait en jouir. Ce fut pour nous une perte irréparable, puisque jusqu’à la mort de Fiodor Mikhaïlovitch les circonstances furent telles que nous n’eûmes pas les moyens de reconstituer une bonne bibliothèque. Et mon mari était justement fier de la sienne pour laquelle il dépensait chaque année beaucoup d’argent. À en juger par les comptes du libraire Bazounov, il y avait dans notre bibliothèque beaucoup d’ouvrages sérieux, notamment sur l’histoire des Vieux Croyants. Et tout cela a été perdu. Plus tard, il m’est arrivé, par hasard, de retrouver au marché Alexandre quelques-uns des livres vendus par Paul Alexandrovitch, entre autres un qui m’appartenait : Le Monde de Dieu, de Razine. Ce livre m’avait été donné comme prix, au lycée de jeunes filles Marie ; le feuillet portant mon nom s’y trouvait encore. Bien entendu j’ai racheté ce livre.
Tels furent les dommages que, par un concours extraordinaire de circonstances, il nous fallut supporter, durant les quatre ans passés à l’étranger.
Cependant, toutes les surprises ne furent pas désagréables. En voici une qui me causa une grande joie. Un jour de l’hiver 1871, je fus chez mon cousin ; le docteur Michel Nicolaïevitch Snitkine, qui, au printemps de cette même année, avait épousé Catherine Hypolitovna, sœur de Mme Saint-Hilaire. Ayant ouï les mésaventures que je viens de rappeler, Catherine Hypolitovna me dit : « J’ai entendu dire à ma sœur Sacha (Mme Saint-Hilaire) que dans le grenier de leur maison se trouve une malle d’osier, pleine de papiers, appartenant à votre mari. » Aussitôt je m’informai et j’appris que trois ans auparavant Fiodor Mikhaïlovitch « cadet » avait demandé à Mme Saint-Hilaire l’autorisation de déposer chez elle, provisoirement, une malle contenant des papiers de son oncle. Lui-même était ensuite parti et la malle était restée chez eux. Le lendemain je la fis prendre. On m’apporta une grande malle d’osier pleine de papiers et de cahiers, pas fermée à clé, entourée seulement d’une corde. On peut imaginer ma joie quand, en examinant le contenu de cette malle, je trouvai des carnets de Fiodor Mikhaïlovitch, des livres de comptes des revues Vremia et Epokha et quantité de lettres diverses. Ces papiers retrouvés m’ont servi plus d’une fois, par la suite, quand il fallut prouver ou démentir certains faits, appartenant à une période de la vie de mon mari, antérieure à 1867, donc inconnue de moi.
J’appris par la suite qu’après notre départ c’était Paul qui avait pris cette malle. En quittant Émilie Fiodorovna, il l’avait laissée chez elle. Celle-ci, ne sachant qu’en faire l’avait donnée à son fils, Fiodor Mikhaïlovitch « cadet » qui, à son tour, l’avait déposée dans une maison amie. Et tous avaient oublié l’existence de cette malle. J’ai pensé alors que mon mari devait avoir d’autres cahiers et manuscrits, antérieurs à ceux-ci, et se rapportant aux Humiliés et Offensés et au Journal d’un sous-sol, et sans doute y avait-il une autre malle de papiers dont Paul Alexandrovitch avait dû s’emparer et qui, par lui, était passée en d’autres mains et gît oubliée dans un grenier quelconque, jusqu’à ce que les souris en prennent soin. Mais, malgré toutes mes recherches, je n’ai pas réussi à élucider ce point.


II


La lutte contre les créanciers


En septembre 1871, un journal annonça le retour de Dostoïevski de l’étranger. C’était pour nous le pavé de l’ours. Nos créanciers qui, jusqu’alors, se taisaient, reparurent tout à coup, exigeant le paiement de leur dû. Le premier qui se montra, et le plus menaçant, fut M. G. Hinterlakh.
Fiodor Mikhaïlovitch ne lui devait rien personnellement, et il ne s’agissait pas des affaires de la revue. Cette dette concernait la fabrique de tabacs de son frère. Michel Dostoïevski, afin de répandre le plus possible ses tabacs, avait annoncé dans les journaux que chaque boîte de cigares d’une certaine sorte contiendrait une surprise : ciseaux, étui à aiguilles, rasoir, canif, etc. Ces surprises attirèrent les acheteurs, et l’idée, au début, eut un grand succès. Mais comme le choix des surprises était limité, bientôt le nombre des acheteurs diminua et il fallut renoncer à ce moyen. Les surprises étaient exclusivement des objets de métal achetés par Michel Dostoïevski à un marchand en gros G. Hinterlakh. Celui-ci vendait à crédit, acceptait des billets à ordre moyennant de gros intérêts. Tant que marcha la revue Vremia, Michel Mikhaïlovitch régla ses comptes avec Hinterlakh, qu’il considérait comme le plus exigeant de ses créanciers. Trois ou quatre jours avant sa mort (en juillet 1864), il déclara avec joie à mon mari et à sa femme qu’enfin il en avait terminé « avec cette sangsue d’Hinterlakh ». À la mort de Michel Mikhaïlovitch toutes ses affaires passèrent à son frère qui prit à son compte les dettes de la revue Vremia. À ce moment il eut la visite de Mme Hinterlakh qui lui déclara que Michel Mikhaïlovitch lui devait environ 2000 roubles. Mon mari, se rappelant les paroles de son frère au sujet du règlement de sa dette à Hinterlakh, lui en fit part ; mais elle répondit que c’était une dette personnelle, qu’elle avait remis cet argent à Michel Mikhaïlovitch sans aucun reçu, et elle suppliait Fiodor Mikhaïlovitch de lui rembourser ces 2000 roubles ou de lui signer des billets. Elle affirmait que si elle n’obtenait pas ces billets, son mari lui ferait une vie impossible. Elle sanglota, tomba aux genoux de Fiodor Mikhaïlovitch, eut une crise de nerfs, et mon mari, qui a toujours cru en l’honnêteté des gens, lui signa deux billets à ordre de mille roubles chacun. Le premier de ces billets fut payé avant 1867. Quant au second, avec les intérêts pendant quatre ans, il se montait maintenant à 1300 roubles. Aussi, peu après notre retour, Hinterlakh exigea le paiement de cette somme. Il envoya à Fiodor Mikhaïlovitch une lettre menaçante, et celui-ci dut aller le trouver pour solliciter un délai, jusqu’au nouvel an (1872), époque à laquelle il devait recevoir de l’argent pour ses romans. Fiodor Mikhaïlovitch revint tout à fait désespéré. Hinterlakh refusait d’attendre, menaçait de saisir nos meubles et, si cela ne suffisait pas, d’envoyer mon mari en prison pour dettes, dans la section des faillis. Fiodor Mikhaïlovitch lui objecta : « Mais est-ce qu’en prison, dans une salle commune, loin de ma famille, je pourrai travailler ? Avec quoi donc pourrai-je vous payer si vous m’enlevez la possibilité de travailler ? – Oh vous êtes un littérateur célèbre et je compte que le Fonds littéraire vous fera libérer immédiatement », répondit Hinterlakh. Fiodor Mikhaïlovitch, qui n’avait pas beaucoup de sympathie pour les dirigeants du Fonds littéraire, exprima son doute en le secours de cette institution ; il décida même qu’il préférait être mis en prison dans la section des faillis que d’accepter un secours du Fonds littéraire.
Le soir, mon mari et moi, nous discutâmes longtemps au sujet de cette affaire et nous décidâmes de proposer à Hinterlakh la combinaison suivante : nous lui donnerions tout de suite cinquante roubles et nous lui verserions chaque mois vingt-cinq roubles. Fiodor Mikhaïlovitch alla pour la seconde fois chez Hinterlakh avec cette proposition. Il rentra à la maison terriblement révolté. Après une longue discussion, Hinterlakh lui avait dit : « Vous êtes un littérateur de grand talent, et moi je veux vous démontrer qu’un petit marchand allemand peut mettre en prison pour dettes un célèbre littérateur russe ; et soyez sûr que je le ferai. » (Il faut dire que c’était après leur guerre victorieuse et tous les Allemands à l’étranger étaient devenus très insolents et cherchaient toutes les occasions de montrer leur supériorité sur les autres peuples.)
J’étais indignée d’une pareille insolence envers mon cher mari ; mais je me rendais compte que nous étions entre les mains d’un fripon et n’avions pas la possibilité de nous en débarrasser. Prévoyant que G. Hinterlakh ne s’en tiendrait pas aux menaces, je résolus de tâcher d’arranger moi-même cette affaire, et, sans rien dire à Fiodor Mikhaïlovitch (qui certainement me l’eût interdit), j’allai chez Hinterlakh. Il me reçut d’un air hautain et me déclara : « Ou l’argent sur la table ou, dans une semaine, vous serez saisis et vendus, et votre mari installé dans la maison de Tarassov. » (Nom de la prison pour dettes.) À cela je répondis avec beaucoup de calme que l’appartement était à mon nom (j’avais voulu cela pour que mon mari ne fût pas dérangé par les petits soucis avec la propriétaire, le portier, etc.) et que je ne permettrais pas qu’on me saisît. Quant aux meubles achetés à tempérament, ils étaient, jusqu’à complet paiement, la propriété du marchand et, par conséquent, ne pouvaient être vendus. J’ajoutai qu’on pouvait saisir deux ou trois vêtements de Fiodor Mikhaïlovitch mais que cela ferait une somme bien trop petite pour en valoir la peine. Comme preuve de mes dires, je lui montrai mon engagement de location et la copie du contrat de vente avec le marchand de meubles. À ses menaces de prison, je répondis à Hinterlakh : « Je vous donne ma parole d’honneur que si Fiodor Mikhaïlovitch est forcé d’y aller, même pour quelques jours, je le supplierai à genoux d’y demeurer jusqu’à ce que sa dette soit éteinte. (Le séjour en prison d’un débiteur éteignait sa dette. Pour 1300 roubles il eût fallu y rester près de neuf mois.) Je m’installerai à proximité, j’irai le voir chaque jour avec les enfants et l’aiderai dans son travail. Sans doute que dans la promiscuité de la prison il lui sera difficile de travailler mais, Dieu aidant, mon mari s’y habituera et pourra travailler quand même. En revanche, M. Hinterlakh, vous ne recevrez pas un kopek et serez forcé de payer la nourriture. Je vous donne ma parole d’honneur qu’il en sera ainsi, et que vous serez cruellement puni de votre obstination. » Alors Hinterlakh commença à se plaindre de l’ingratitude de mon mari, envers lequel il avait montré tant de patience pour le paiement de cette dette. Cela acheva de me révolter et me mit hors de moi. « Non, c’est vous qui devez être reconnaissant à mon mari, dis-je, qui a donné à votre femme des billets pour une dette probablement payée depuis longtemps. Elle n’avait pas de reçu du frère de mon mari et Fiodor Mikhaïlovitch pouvait ne pas prendre l’engagement de payer. S’il a signé les billets, c’est par magnanimité, par pitié, parce que votre femme pleurait et disait que si elle n’obtenait pas ces billets vous la maudiriez et lui feriez d’éternels reproches. Mais ne pensez pas que votre cruauté sera acceptée ainsi. Si vous mettez vos menaces à exécution, de mon côté je ferai un scandale, j’écrirai en détail toute cette histoire et la publierai dans Le Fils de la patrie, afin que tous voient de quoi sont capables les “honnêtes” Allemands. On vous reconnaîtra sous le nom que je choisirai et si vous m’intentez un procès, je prouverai que j’ai dit la vérité ; les témoins devant lesquels votre femme a supplié Fiodor Mikhaïlovitch de lui signer des billets sont encore vivants. »
En un mot j’étais hors de moi et parlais sans mesurer mes termes, et seulement pour soulager mon cœur de la colère qui m’étouffait. Plusieurs fois, au cours de mon existence, j’ai été victime de ma colère, mais, cette fois, elle eut du bon. L’Allemand, ayant peur que je n’écrivisse dans un journal, me demanda après avoir réfléchi ce que je désirais. « La même chose que mon mari vous a demandé hier, répondis-je. – Bien. Donnez l’argent », dit-il. Je le priai de signer et de mentionner dans le reçu le détail de nos conventions, pour éviter des contestations futures.
Je rentrai à la maison, victorieuse, le papier en poche, sachant qu’avec cela j’avais gagné pour un certain temps la tranquillité de mon mari et la mienne.


Avant de raconter notre lutte contre les créanciers et les conditions incroyables, et les difficultés dans lesquelles nous vécûmes encore dix ans, presque jusqu’à la mort de mon cher mari, pour les payer, je dois dire quelques mots de l’origine de ces dettes qui ont empoisonné notre existence.
Une toute petite partie seulement (deux ou trois mille roubles) en avait été contractée par Fiodor Mikhaïlovitch personnellement, pour ses propres besoins. Quant aux autres, elles provenaient pour une part de la fabrique de tabacs de Michel Dostoïevski, dont j’ai parlé plus haut, et surtout des revues Vremia et Epokha éditée par ce même frère de mon mari. En 1864, Michel mourait après une maladie de trois jours. Sa famille (sa femme et quatre enfants mineurs) habituée à vivre dans l’aisance restait sans ressources. Fiodor Mikhaïlovitch qui, à cette époque, était devenu veuf et n’avait pas d’enfants, crut de son devoir de payer les dettes de son frère, afin que la mémoire de celui-ci demeurât intacte, et de soutenir sa famille. À ce noble projet Fiodor Mikhaïlovitch résolut de sacrifier son talent (en s’employant à d’infimes besognes), ses forces, sa vie, et il se chargea d’une affaire dont jusqu’ici il ne savait rien : l’édition de la revue Epokha. Devenu directeur de la revue, Fiodor Mikhaïlovitch devait prendre à son compte les dettes de cette publication : créances des marchands de papier, de l’imprimeur, du brocheur, honoraires des auteurs, etc. Peut-être mon mari eût-il réussi dans cette entreprise s’il avait eu plus de prudence dans le caractère et au moins un certain sens pratique. Mais il ne possédait pas ces qualités. Au contraire, il avait une confiance absolue en chacun et croyait fermement en l’honnêteté humaine. Par la suite, quand j’ai su par des témoins oculaires comment Fiodor Mikhaïlovitch signait des engagements d’argent et quand j’ai appris, par d’anciennes lettres, les détails de plusieurs faits, j’ai été frappée de la naïveté enfantine de mon cher mari. Tous ceux qui n’étaient pas trop maladroits le trompaient et lui soutiraient de l’argent et des billets. Tant que son frère avait vécu, Fiodor Mikhaïlovitch ne s’était point occupé des affaires de l’administration, et il ne savait pas quelle était la situation matérielle de Michel Mikhaïlovitch. Mais dès qu’il fut mort, parurent des personnes, que mon mari ne connaissait point, qui lui déclarèrent que son défunt frère leur devait de l’argent. Dans la plupart des cas ces créanciers ne présentaient aucun papier justifiant leurs prétentions ; mais Fiodor Mikhaïlovitch, qui croyait en l’honnêteté des hommes, ne songeait même pas à leur demander des preuves. D’habitude il disait : « Pour le moment, je n’ai pas d’argent ; mais je puis vous signer des billets à ordre ; seulement je vous prierai de ne pas les exiger trop vite. Je paierai dès que je pourrai. » Les gens prenaient les billets, promettaient d’attendre, mais, naturellement, ne tenaient pas leurs promesses et exigeaient le paiement immédiat.
Je citerai un cas que j’ai pu vérifier documents en main. Un écrivailleur, B., qui publiait des nouvelles dans la revue Vremia vint trouver Fiodor Mikhaïlovitch et lui réclama 250 roubles, dus pour une nouvelle. Comme toujours mon mari n’avait pas d’argent (les abonnements avaient été touchés du temps de Michel, et on laissa ceux qui rentrèrent à la famille du défunt), et il proposa un billet à ordre. B., très touché, remercia chaleureusement Fiodor Mikhaïlovitch et lui promit d’attendre pour le paiement que ses affaires se soient améliorées. Mais il demanda de ne point mettre de délai sur le billet, pour n’avoir pas à le protester. Mon mari accepta cette proposition aussi. Quel ne fut pas son étonnement quand deux ou trois semaines plus tard on lui présenta ce billet et qu’on voulut le saisir ! Fiodor Mikhaïlovitch alla chez B. pour une explication. Celui-ci parut indigné du fait, mais il raconta que sa logeuse ayant exigé le paiement de son loyer sous menace de le chasser, il s’était décidé à lui remettre le billet de Fiodor Mikhaïlovitch, qu’elle avait promis de ne pas présenter à l’encaissement. Il était désespéré, disait-il, d’avoir mis mon mari en une telle situation, il allait parler avec la logeuse, arrangerait l’affaire, etc. Mais, en définitive, pour échapper à la saisie, Fiodor Mikhaïlovitch dut emprunter à gros intérêts et payer le billet.
Huit ou neuf ans plus tard, j’eus l’occasion de vérifier une masse de papiers, lettres, cahiers, registres, etc., conservés par mon mari. Parmi les registres, il y en avait se rapportant à la rédaction de la revue Vremia. On imagine mon étonnement et mon indignation quand j’y trouvai le reçu de B. pour cette nouvelle, que lui avait payée Michel, et ensuite un autre reçu d’une avance de 60 roubles pour une nouvelle que B. s’engageait à écrire. Je montrai tous ces papiers à mon mari qui se borna à dire : « Vraiment, jamais je ne l’aurais cru capable de me tromper. Voilà où la misère peut conduire un homme. »
Selon moi, la plupart des dettes endossées par Fiodor Mikhaïlovitch étaient du même genre. Il y en avait en tout pour près de 20 000 roubles ; 25 000 avec les intérêts ; et nous avons payé cette somme durant les treize années de notre vie commune. C’est seulement un an avant la mort de mon mari que, tout étant payé, nous commençâmes à respirer librement, sans avoir à craindre désormais les menaces des créanciers, la saisie, etc.
Cependant, pour s’acquitter de ces obligations, en partie mensongères, Fiodor Mikhaïlovitch devait travailler au-delà de ses forces, hâtivement, au risque de compromettre son œuvre d’artiste. Et cette pensée le torturait. Moi, mon mari et toute notre famille, tout le temps de notre vie commune, nous dûmes renoncer à toute aisance, à tout bien-être, et travailler sans relâche en ne pensant qu’à nous délivrer des dettes qui nous gâchaient l’existence. Combien plus heureuses et plus calmes eussent été ces quatorze années de notre vie, pour mon cher mari et pour moi, si ce souci n’eût été toujours suspendu sur nous. Si nous avions eu un peu d’argent, Fiodor Mikhaïlovitch n’eût pas été obligé de proposer ses romans aux rédactions ; il aurait attendu qu’on vînt chez lui, comme le faisaient tous les écrivains qui vivaient dans l’aisance : Tourgueniev, Ostrovski, Pisemski et d’autres. S’il n’avait pas eu ces dettes et les soucis qui l’opprimaient, Fiodor Mikhaïlovitch au lieu d’écrire ses œuvres à la hâte, comme il l’a fait, aurait pu les corriger, les travailler avant de les remettre à l’imprimerie et l’on peut comprendre combien elles y auraient gagné du point de vue de l’art. Jusqu’à la fin de sa vie, Fiodor Mikhaïlovitch n’a pas écrit un seul roman dont il fut satisfait, et cela à cause de nos dettes.
Quant à ma vie à moi, je n’y puis penser sans un sentiment d’amertume. Je comprends la satisfaction que l’on peut éprouver quand on rembourse des sommes qu’on a empruntées personnellement ; on se rappelle qu’un jour les gens vous ont tiré d’embarras, vous ont aidé dans un moment pénible et l’on se réjouit de leur rendre l’argent avec gratitude. Mais c’est un autre sentiment qui paraît dans l’âme quand il faut payer les dettes d’un autre, les dettes d’un parent qu’on n’a pas connu (Michel est mort en 1864) et, surtout, des dettes inexistantes dont la reconnaissance fut arrachée par tromperie à mon cher mari. J’ai souvent pensé combien ma vie eût été plus heureuse, plus gaie, si je n’avais pas eu toujours à me dire : où trouver l’argent pour telle ou telle date ? Pour combien engager tel ou tel objet ? Comment faire pour que Fiodor Mikhaïlovitch ignore la visite de tel ou tel créancier venu le menacer, ou l’engagement de tel objet ? Toute ma vie a été assombrie par ces tourments. Ce sont eux qui ont absorbé ma jeunesse, ruiné ma santé et détraqué mes nerfs pour toujours.
Et penser que la moitié de ces dettes, donc la moitié de nos tourments, eût pu être épargnée à Fiodor Mikhaïlovitch et à sa famille s’il se fût trouvé parmi ses amis et connaissances un ou deux hommes de cœur, pour le guider dans la pratique de ces affaires qu’il ne connaissait point. Il m’a toujours paru incompréhensible (et à vrai dire cruel) que les amis de mon mari (nomina sunt odiosa)[18], connaissant sa naïveté enfantine, sa confiance exagérée, son état maladif, sa complète insécurité matérielle, aient pu permettre qu’il agît seul dans la liquidation des affaires de la revue, après la mort de son frère. Est-ce que les « amis » ne pouvaient pas prévoir que Fiodor Mikhaïlovitch si peu pratique, si confiant, commettrait dans ce cas une série de fautes irréparables ? Est-ce que les « amis » de mon cher mari n’auraient pas pu former un petit groupe qui l’aurait aidé, conseillé, et qui aurait exigé la preuve de chaque dette ? Je suis convaincue que si ce petit groupe avait existé, beaucoup de créanciers n’auraient pas osé présenter leurs titres, sachant qu’ils seraient soumis à un certain contrôle. Non, parmi les « amis » et les « admirateurs » de Fiodor Mikhaïlovitch, il ne s’est pas trouvé un seul homme résolu à sacrifier un peu de son temps et de ses forces pour lui rendre un véritable service. Sans doute, tous plaignaient Fiodor Mikhaïlovitch, compatissaient à sa situation difficile, mais tout cela c’étaient des mots, des mots, des mots. On dira peut-être que les amis de mon mari étant des poètes, des romanciers, des critiques, ils n’entendaient pas grand-chose aux affaires et ne pouvaient guère donner de bons conseils. Mais, à cette époque, ils n’étaient plus des jeunes gens et ils arrangeaient admirablement leurs propres affaires matérielles. On dira peut-être que Fiodor Mikhaïlovitch, jaloux de son indépendance, n’aurait pas accepté une aide pareille de ses amis. C’est faux. La preuve est le plaisir, la confiance absolue avec lesquels il me remit tous ses intérêts matériels et suivit mes conseils bien qu’au début il n’eût pu me considérer comme une femme d’affaires très expérimentée. Mais il avait confiance en moi et aussi en tous ses amis ; il n’eût donc point refusé leur assistance s’ils la lui avaient proposée. Oui, cela m’a toujours frappée ; je n’ai jamais pu comprendre de pareilles relations amicales, et j’ai toujours gardé une certaine rancœur envers ces « amis » de mon cher mari.


J’ai déjà mentionné qu’ayant appris par les journaux notre retour, nos créanciers se jetèrent sur nous. De leur point de vue ils avaient raison, puisqu’ils attendaient depuis longtemps et voulaient recevoir leur dû. Mais que pouvions-nous faire quand nous n’avions aucune possibilité de les satisfaire immédiatement ? Mon espoir de recevoir la maison qui m’était destinée et de la vendre aussitôt pour me débarrasser des créanciers qui nous pressaient le plus ne pouvait se réaliser immédiatement, ma mère ayant été obligée de rester à l’étranger à cause du mariage de mon frère.
En novembre 1871, ma sœur Marie Grigorievna Svatkovskaïa, qui gérait les maisons de ma mère, alla à Rome pour y passer l’hiver. Elle avait promis de remettre, dès son retour, au printemps, les maisons et les comptes de gérance à ma mère qui pensait rentrer en Russie en janvier 1872. Il fallait donc, bon gré mal gré, attendre le printemps. Mais au printemps un grand malheur nous frappa tous : ma sœur, tombée malade du typhus, à Rome, y mourut le 1er mai 1872. Comme on l’apprit après sa mort, ma sœur avait donné procuration à son mari, pour gérer les maisons de ma mère, et celui-ci, a son tour, avait transmis son pouvoir à quelqu’un qui n’avait pas justifié sa confiance. Pendant trois ou quatre ans, ce monsieur avait touché les loyers mais n’avait pas trouvé nécessaire de payer les impôts ; il y avait ainsi de gros arriérés, et l’État fit afficher la vente des maisons. Malheureusement, nous n’avions pas le moyen de payer les impôts et d’empêcher la vente. D’ailleurs, nous pensions que les maisons se vendraient à un bon prix, que ma mère recevrait, déduction faite des dettes, une forte somme dont elle me donnerait une partie à la place de la maison qui m’était destinée. Mais il arriva un événement auquel nous ne nous attendions pas. L’individu qui gérait les maisons avait fait des engagements fictifs avec des personnes auxquelles il prétendait avoir loué les maisons pour le délai permis par la loi, c’est-à-dire pour dix ans ; et il prétendait, en outre, avoir touché d’avance l’argent des loyers pour toute cette durée. Ces manigances ne furent dévoilées qu’au moment de la vente, et comme on le pense bien il ne se trouva point d’acquéreurs pour des propriétés dont on ne toucherait pas de revenus pendant dix ans. Alors, le bandit acheta nos maisons pour une somme représentant les impôts et quelques dettes minimes qui grevaient les immeubles. Ainsi, il acquit pour 12 000 roubles, trois immeubles et deux pavillons qui n’en valaient pas moins de 40 000. Le résultat fut que ma mère et mon frère ne reçurent pas un kopek. Sans doute on aurait pu faire un procès, mais pour cela il fallait de l’argent que nous n’avions pas. De plus, nous avions affaire à un homme habile qui avait su arranger les choses régulièrement, du point de vue juridique, et nous n’étions pas sûrs de gagner le procès. Enfin, si nous entamions un procès, nous étions obligés de poursuivre également le mari de ma sœur, ce qui nous eût brouillés avec lui, et ainsi nous n’aurions pas eu la possibilité de voir les quatre orphelins que nous aimions beaucoup.
Après avoir pesé le pour et le contre, nous décidâmes de renoncer au procès et de nous consoler de la perte des propriétés. Mais il était bien dur pour moi de voir s’écrouler l’espoir le plus ferme que j’avais de rétablir notre pénible situation. Du reste, je ne perdis tout espoir que deux ans après, et, les premiers temps, je pensais toujours recevoir quelque chose et payer avec cela les dettes urgentes.
Au commencement, je permettais aux créanciers de voir Fiodor Mikhaïlovitch, de lui parler, comme ils l’exigeaient. Mais les résultats étaient pitoyables. Les créanciers injuriaient mon mari, le menaçaient de la saisie et de la prison, et, après de pareils entretiens, il était désespéré ; pendant des heures il marchait dans la chambre, se tirant les cheveux sur les tempes (son geste habituel quand il était agité) et répétant : « Eh bien, que ferons-nous maintenant ? » et le lendemain arrivait souvent une crise d’épilepsie. J’avais grande pitié de Fiodor Mikhaïlovitch et, sans lui rien dire, je résolus de ne plus laisser passer les créanciers jusqu’à lui et de me charger d’eux. La servante reçut l’ordre, une fois pour toutes, de répondre : « Monsieur dort » ou « Monsieur n’est pas à la maison », puis, de dire : « Ne voudriez-vous pas voir Madame ? elle est toujours à la maison le matin jusqu’à midi. » Quels types extraordinaires ont défilé chez moi à cette époque ! C’étaient pour la plupart des usuriers qui avaient acheté les billets à ordre, sans doute pour quelques kopeks, et voulaient recevoir la somme entière ; des veuves de fonctionnaires, logeuses en meublé ; des officiers en retraite, des hommes d’affaires véreux. Tous ces créanciers menaçaient de la saisie et de la prison. Mais je savais maintenant comment leur parler. Mon argument principal était celui que j’avais employé dans l’affaire Hinterlakh : « Moi, personnellement, je ne vous dois rien. L’appartement est à mon nom, et les meubles sont la propriété du marchand. Fiodor Mikhaïlovitch ne possède rien sauf les vêtements qu’il porte et que vous pourrez saisir. » Quant à la prison, j’affirmais que mon mari irait volontiers, attendu qu’il lui serait plus commode de travailler là-bas, et que en revanche, ils ne recevraient absolument rien ; mais s’ils désiraient arranger l’affaire à l’amiable je proposais de payer à tempérament, je fixais les sommes et les dates ; je donnais ma parole de tenir mes engagements, mais en faisant remarquer que pour l’instant je pouvais payer tant. Les créanciers, voyant que les menaces étaient vaines, accédaient à mes demandes et nous signions à part un papier qui me donnait l’assurance que, tant que je tiendrais mes engagements, la tranquillité de Fiodor Mikhaïlovitch ne serait troublée par aucune réclamation, qu’on ne le traînerait pas chez le juge de paix, qu’on ne le menacerait pas, qu’on ne l’insulterait pas, etc. Mais comme il était difficile, parfois, de payer au jour dit ce que j’avais promis ! À quels moyens fallait-il avoir recours ! Emprunter aux parents, engager des objets, se refuser les choses les plus nécessaires pour soi et pour la famille. Les rentrées d’argent n’étaient pas régulières chez nous ; elles dépendaient de la marche du travail, et chez nous c’était, comme dit le proverbe, « ou épais ou vide ». On était en retard pour le loyer, on faisait des dettes dans les boutiques, on engageait des objets, et, quand on recevait de l’argent (quatre ou cinq cents roubles à la fois ; Fiodor Mikhaïlovitch me donnait toujours tout), il ne me restait ordinairement, le lendemain, que 25 ou 30 roubles. J’avais pour principe, aussitôt l’argent reçu, de dégager les objets, d’abord pour n’avoir pas à payer les intérêts, qui étaient énormes, jusqu’à 5 pour cent par mois, et ensuite pour qu’on sût dans le bureau de prêts (les lombards n’existaient pas encore, c’étaient des particuliers qui prêtaient sur gages) que je rachetais les choses et qu’on les gardât avec soin. En outre, j’éprouvais une certaine satisfaction morale à la pensée que les objets que j’aimais tant (cadeaux de mon mari, de mon frère, de ma mère) étaient de nouveau à la maison, ne fût-ce même que pour peu de temps. Les visites de créanciers, les pourparlers avec eux, ne passaient pas toujours inaperçus à mon cher mari. Alors il me demandait qui était venu, pour quelle affaire et, voyant mon peu d’empressement à le renseigner, il me reprochait d’être cachottière, et de manquer de sincérité envers lui. Ses plaintes à ce propos se font jour en certaines de ses lettres. Mais pouvais-je être tout à fait sincère avec lui dans ces difficultés matérielles ? Il avait besoin de quiétude pour son travail et sa santé desquels dépendait notre existence. Les désagréments le troublaient terriblement et provoquaient des crises qui l’empêchaient de travailler. En outre, quand mon mari apprenait par hasard quels problèmes il me fallait supporter, il était peiné de la vie pleine de soucis et de tristesse qu’il m’avait faite. Et cela, de nouveau, l’agitait et l’attristait. Ainsi, malgré tout mon désir d’être tout à fait sincère et franche avec lui, il me fallait soigneusement cacher tout ce qui pouvait le troubler, même au risque de subir ses reproches pour mes prétendues cachotteries et méfiances. Mais comme ces reproches injustes m’étaient pénibles à supporter ! Oui, ma vie a été excessivement dure et pénible sous le rapport matériel pendant douze ou treize ans, puisque ce n’est qu’un an avant la mort de mon mari que nous fûmes libérés de nos dettes et que nous pûmes enfin songer à économiser pour l’avenir.
Je me rappelle avec une grande amertume le sans-gêne avec lequel certains parents de Fiodor Mikhaïlovitch puisaient dans notre poche pour leurs besoins. Si gêné qu’il fût, mon mari ne croyait pas possible de refuser son aide à son plus jeune frère, Nicolas, à son beau-fils Isaiev, et, en des cas exceptionnels, à d’autres parents. Outre une pension mensuelle de cinquante ou soixante roubles, Nicolas, à chacune de ses visites, recevait cinq roubles ; et quel ennui j’éprouvais quand, peut-être même sans idée d’intérêt, il les renouvelait fréquemment, sous différents prétextes : anniversaires des enfants, inquiétude pour la santé d’un membre de la famille, etc. Ce n’était pas avarice de ma part ; mais je savais qu’il y avait en tout, dans la maison, vingt roubles et que mon mari allait m’appeler et me dire : « Annette, donne-moi cinq roubles pour Nicolas », tandis que le lendemain j’avais un paiement à faire et que, faute de ces cinq roubles, il me faudrait aller engager quelque chose. Mais Nicolas était un être pitoyable et charmant, et bien que parfois je fusse fâchée contre lui, à cause de ses visites fréquentes, je l’aimais et appréciais sa délicatesse.
Celui qui m’irritait particulièrement, c’était Paul Alexandrovitch Isaiev. Celui-là ne priait pas, il exigeait, parfaitement convaincu que c’était son droit. Chaque fois que nous recevions une somme importante, mon mari donnait quelque chose à Isaiev, pour sa famille, et souvent même une somme assez rondelette. Mais Isaiev avait fréquemment des besoins extraordinaires, et il venait trouver mon mari, bien qu’il n’ignorât point quelle peine nous avions à joindre les deux bouts. Il venait et voici approximativement la conversation qui avait lieu.
Il me demandait : « Eh bien, comment va papa ? Comment va sa santé ? Je voudrais lui parler. J’ai besoin de quarante roubles. – Paul, disais-je, nous n’avons pas encore reçu l’argent de Katkov et nous n’avons absolument rien. Aujourd’hui j’ai engagé ma broche pour vingt-cinq roubles. » Je lui montrais la quittance. « Eh bien, engagez encore autre chose. – J’ai déjà tout engagé, en voici les preuves. – Mais je dois faire, d’urgence, telle ou telle dépense. – Attendez que nous recevions de l’argent. – Non, je ne peux pas remettre. – Mais je n’ai pas d’argent. – Moi je m’en f..., trouvez-en. »
Alors je suppliais Paul Alexandrovitch de se contenter de quinze roubles, pour qu’il m’en restât au moins cinq. Après de longues supplications, Paul cédait et avait l’air de me faire une grande grâce en réduisant ainsi ses exigences. Ensuite mon cher mari m’appelait dans son cabinet et me disait : « Annette, donne-moi quinze roubles, Paul me les demande. » Et je donnais l’argent avec un sentiment hostile, me disant que si Paul n’avait pas réclamé d’argent, avec ces quinze roubles nous aurions pu vivre trois jours tranquillement, tandis que le lendemain il faudrait de nouveau engager quelque objet.
Ce sont là de pénibles souvenirs et je ne puis oublier combien de soucis m’a causés cet homme indélicat. On dira : pourquoi n’avoir pas protesté résolument contre un tel sans-gêne ? Mais c’eût été la brouille avec Paul et sa famille, et j’aimais sincèrement sa femme et la plaignais. En outre, je connaissais le caractère de mon mari, sa sympathie affectueuse pour tous les offensés. En cas de querelle, Paul eût pu faire vibrer la corde sensible de Fiodor Mikhaïlovitch, qui, par bonté, l’eût cru et considéré comme un malheureux qu’il faut plaindre et secourir. Une fois même j’en ai fait l’expérience ; je dus, forcée par les circonstances, me fâcher avec Paul. Celui-ci se plaignit de moi à mon mari, auquel il présenta tout à sa façon en lui rappelant la prière de sa mère, Marie Dmitrievna, d’avoir pitié de son fils. Le résultat de cette scène fut que mon mari me pria « de ne pas blesser Paul, qui est un bon garçon qui nous aime tous beaucoup ». Pour la quiétude de mon mari et la paix de mon foyer, je préférais souffrir moi-même et renoncer à tout.


Je reviens à l’hiver 1871-1872, le premier après notre retour de l’étranger. Je dois dire que malgré les grands désagréments du côté créanciers, je me rappelle cet hiver avec un véritable plaisir. Le fait seul que nous étions en Russie, parmi les Russes, était pour moi un grand bonheur. Quant à mon mari, il était heureux de son retour au pays, et de la possibilité de retrouver ses amis et d’observer la vie russe dont il se sentait un peu détaché. Outre Apollon Maïkov, un ami de jeunesse, et N. N. Strakhov qu’il aimait comme causeur, Fiodor Mikhaïlovitch rencontra chez son parent, M. Vladislavlev, un grand nombre de personnes appartenant au monde savant, comme, par exemple, V. V. Grigoriev. Il fit connaissance du prince V. P. Metscherski, de T. I. Philipov, et de tout le cercle d’hommes qui venaient dîner chez Metscherski, chaque mercredi. C’est là aussi, il me semble, qu’il vit C. P. Podiedonostev, avec qui, par la suite, il se lia d’amitié. Je me rappelle que, cet hiver-là, N. J. Danilevski vint à Pétersbourg, et mon mari qui l’avait connu dans sa jeunesse, comme fouriériste, et qui appréciait beaucoup son livre La Russie et l’Europe, voulut renouer avec lui les relations de jadis. L’ayant rencontré chez Strakhov, il l’invita à dîner à la maison, où se réunirent beaucoup de personnes intéressantes et intelligentes, et la conversation se prolongea très tard le soir.
Ce même hiver 1871-1872, le grand peintre Pérov vint de Moscou à Pétersbourg pour faire le portrait de Fiodor Mikhaïlovitch. Trétiakov, qui désirait l’avoir pour sa galerie, avait prié mon mari de bien vouloir lui accorder cette autorisation. Mon mari avait été très flatté de cette proposition, d’autant plus que Pérov était un homme excessivement charmant et simple. Avant de se mettre au travail, Pérov vint chez nous chaque jour, pendant une semaine, et ainsi put voir Fiodor Mikhaïlovitch sous les différents aspects de son caractère ; il causait avec lui, l’amenait à discuter, et il sut saisir et fixer dans son portrait l’expression la plus caractéristique de mon mari, précisément celle qu’il avait quand il était plongé dans ses méditations artistiques. On peut dire que Pérov a saisi dans son portrait le « moment de la création » chez Fiodor Mikhaïlovitch. Plusieurs fois, rentrant à l’improviste, j’ai remarqué sur le visage de mon mari l’expression d’un homme qui « regarde en soi-même ». Il sortait sans rien dire et j’apprenais ensuite qu’il avait été si absorbé qu’il n’avait pas remarqué que j’étais entrée dans son cabinet et même ne le croyait pas. Pérov était un homme très intelligent et Fiodor Mikhaïlovitch aimait à causer avec lui. Moi aussi, je me suis liée avec lui et j’assistais toujours aux séances.
Cet hiver-là, je n’allai point dans le monde ; je nourrissais mon fils aîné Fédia, et ne pouvais le quitter pour longtemps. Mais j’avais tant de soucis pour les enfants, de travail pour mon mari, et pour le ménage que cet hiver heureux passa comme un rêve. Vint le printemps 1872 et avec lui une série de malheurs qui eurent des conséquences inoubliables.
Les accès de jalousie de Fiodor Mikhaïlovitch m’attristaient et me tourmentaient beaucoup. Sa jalousie était d’autant plus offensante qu’elle n’avait aucun fondement, et pourtant ses manifestations me mettaient parfois dans une situation gênante. Je raconterai un de ces cas. J’ai déjà dit que je rêvais de gagner de l’argent comme sténographe et ainsi d’aider la famille. D’une façon tout à fait inattendue j’eus l’occasion de réaliser ce rêve. En 1872, il fut question d’organiser un congrès des agriculteurs à Novaïa-Alexandria ou à Lomja, et, pour ce congrès, l’on cherchait un sténographe. Mon frère, ancien élève de l’Académie d’agriculture de Moscou, qui continuait à s’intéresser aux choses de la terre m’en prévint. Le choix des sténographes dépendait du professeur Chafranov. Avec l’autorisation de mon mari, je lui écrivis. Fiodor Mikhaïlovitch affirmait toujours qu’en m’occupant des enfants, du ménage et en l’aidant dans son travail je faisais suffisamment pour la famille ; néanmoins, connaissant mon ardent désir de gagner de l’argent de mon côté, il ne voulut pas me contrarier. Au surplus, il comptait (comme il me l’avoua après) que la place était déjà donnée. Mais le professeur Chafranov accepta ma demande et me communiqua les conditions. À vrai dire, elles n’étaient pas très séduisantes, et la plus grande partie des appointements devait être absorbée par le voyage et la vie à Alexandria. Mais, pour moi, le principal n’était pas tant de gagner de l’argent que de me mettre au travail. Si l’on était content de moi, je pourrais, me recommandant du professeur Chafranov, trouver d’autres occupations. Mon mari n’avait aucune objection sérieuse à faire à mon voyage, puisque ma mère avait promis de s’installer chez nous pendant mon absence et de surveiller les enfants et le ménage. En outre, il n’avait pas, en ce moment, de travail pour moi, occupé qu’il était à transformer le plan de son roman Les Possédés. Mais on voyait que mon voyage ne plaisait pas à Fiodor Mikhaïlovitch et il inventait différents prétextes pour le faire échouer : comment moi, une jeune femme, irais-je seule dans un pays inconnu et encore polonais, comment m’installerais-je là-bas ? etc.
Afin de dissiper tous ses doutes, mon frère, que nous voyions souvent, nous invita un jour à venir passer la soirée chez lui, promettant d’inviter également son camarade (un nom en kiantz que je ne me rappelle plus) qui connaissait Alexandria et se rendait aussi au congrès[19].
Il en fut décidé ainsi. Le lendemain, nous allâmes tous deux chez mon frère. Mon mari, qui n’avait pas eu de crise depuis longtemps, était d’une humeur charmante. Nous causions gentiment quand, soudain, entra en coup de vent un jeune homme de vingt-trois ans, de haute taille, les cheveux bouclés, les yeux extraordinairement obliques, les lèvres rouges, en un mot le type qu’on appelait à cette époque le « beau dégoûtant ». Dès qu’il fut entré, il aperçut son « dieu » et devint si confus qu’il salua à peine Fiodor Mikhaïlovitch et la maîtresse de la maison et porta toute son attention sur moi (évidemment comme sur un être terrestre qui lui ressemblait). Il prit ma main, la baisa, la secoua fortement plusieurs fois en disant, de sa voix gutturale, qu’il était très heureux que j’aille au congrès et qu’il était tout disposé à m’être utile. Son enthousiasme m’amusait et je l’expliquais par la timidité et la confusion. Mais Fiodor Mikhaïlovitch l’envisageait autrement. Lui qui, quoique rarement, baisait la main des dames et n’attribuait à cela aucune importance, était toujours mécontent si quelqu’un usait envers moi de cette forme de politesse ; cela l’irritait énormément. Mon frère, remarquant le changement d’attitude de Fiodor Mikhaïlovitch (ses sautes d’humeur étaient très brusques), se hâta de mettre la conversation sur le congrès. Mais le jeune homme était confus et répondait toujours aux questions en s’adressant exclusivement à moi. Comme je lui demandais s’il était difficile d’arriver à Alexandria, s’il y avait beaucoup de changements de train, il répondit que je n’avais pas à m’inquiéter, qu’il m’accompagnerait très volontiers et que, si je le désirais, il pourrait monter dans le même wagon que moi. Je déclinai sa proposition en disant que je saurais arriver seule. Fiodor Mikhaïlovitch lui ayant demandé s’il y avait là-bas un hôtel où une jeune femme pouvait descendre, le jeune homme, qui n’osait toujours pas regarder son « dieu », s’exclama s’adressant à moi : « Je me proposais de séjourner chez un ami, mais si Anna Grigorievna le désire, je m’installerai dans le même hôtel qu’elle. »
« Annette, tu entends. Le jeune homme consent à s’installer avec toi. Ensemble ! C’est admirable ! » s’écria à pleine voix Fiodor Mikhaïlovitch, en frappant de toutes ses forces son poing sur la table. Les verres à thé roulèrent sur le sol et furent réduits en miettes. La maîtresse de maison se précipita pour retenir la lampe qui avait chancelé sous le coup, et Fiodor Mikhaïlovitch, bondissant de sa place, courut dans l’antichambre, jeta son pardessus sur ses épaules et disparut. Je m’élançai derrière lui en criant : « Fédia, où vas-tu ? Fédia, arrête-toi ! » Mais déjà il avait filé. Je m’habillai en hâte, mais cela prit un certain temps et quand je me trouvai dans la rue j’aperçus au loin un homme qui courait dans la direction opposée du chemin de notre demeure. Je me mis aussi à courir, et, mes jambes étant plus jeunes, en cinq minutes je rejoignis Fiodor Mikhaïlovitch qui, terriblement essoufflé, courait déjà moins vite. Plusieurs fois je l’avais appelé, le suppliant de s’arrêter, mais il ne m’écoutait pas. Enfin, quand je l’eus rattrapé, je me mis devant lui et saisis à deux mains les pans de son pardessus jeté sur ses épaules, et criai : « Tu es devenu fou. Où cours-tu ? Ce n’est pas notre chemin. Arrête-toi ; mets ton pardessus ; tu vas t’enrhumer »... Mes cris et mon air agité impressionnèrent Fiodor Mikhaïlovitch ; il s’arrêta et enfila avec mon aide son pardessus que je lui boutonnai. Puis, le prenant par le bras, je l’entraînai du côté opposé. Il se laissait faire mais gardait son air gêné. J’étais hors de moi et continuai à crier :
« Eh bien, tu es jaloux de nouveau, n’est-ce pas ? Tu penses que je suis tombée amoureuse de l’Asiate sauvage et lui de moi, et que nous voulons fuir ensemble, n’est-ce pas ? N’as-tu pas honte ? » Et j’accablai de reproches mon pauvre mari, et lui démontrai combien il m’offensait par sa jalousie. Nous étions mariés depuis six ans, il savait comme je l’aimais, combien je tenais à notre bonheur de famille, et voilà qu’il était capable d’être jaloux du premier venu, de me mettre dans une situation ridicule, etc.
Chaque fois qu’une histoire de ce genre se produisait, Fiodor Mikhaïlovitch en entendant mes reproches et tâchant de s’excuser, de se justifier, promettait de n’être plus jaloux. Moi je ne voulais rien savoir. En un mot, je l’accablais comme peut le faire une femme en colère. Mais je ne pouvais me fâcher longtemps contre mon cher mari. Après m’être emportée et avoir dit beaucoup de sottises, je me calmais rapidement, et j’avais pitié de lui, d’autant plus que je savais que, quand il était pris de jalousie, il ne pouvait se contenir. Il en fut encore ainsi cette fois-là. Je me représentai vivement, sous son côté comique, la conversation et l’enthousiasme du jeune homme, la colère de Fiodor Mikhaïlovitch, sa fuite, et je me mis à rire. Voyant mon changement d’humeur, mon mari se mit à plaisanter sur lui-même et me demanda combien il avait cassé de choses ce soir, chez mon frère, et s’il n’avait pas cassé, entre autres choses, la figure de mon admirateur enthousiaste ?
En route, nous nous réconciliâmes et comme la soirée était admirable nous rentrâmes à la maison à pied. En passant nous achetâmes du rakhat-loukoum et du lavaret fumé[20]. Le chemin était long et, avec nos achats, nous mîmes près d’une heure et demie. Chez nous, nous trouvâmes mon frère. Devant notre fuite, mon pauvre Ivan s’était imaginé Dieu sait quoi et il était accouru chez nous. Il avait été inquiet de n’y trouver ni moi ni mon mari. Une heure avant notre arrivée, il s’était mis l’esprit à la torture et il fut très étonné quand il nous vit revenir tous deux d’excellente humeur. Nous lui servîmes le thé et le régalâmes de lavaret. Nous rîmes beaucoup. Je demandai à mon frère comment il avait expliqué au jeune homme notre étrange disparition. Il me répondit : « Quand il m’a demandé ce qui s’était passé, je lui ai dit : “Que le diable t’emporte si tu ne le comprends pas tout seul.” »
Cette aventure finit bien, mais je compris qu’il me fallait renoncer à mon voyage et ainsi se termina ma tentative de gagner ma vie comme sténographe.




[12] Les époux Dostoïevski étaient partis pour l’étranger le 14 avril 1867, deux mois après leur mariage. Ils se proposaient d’y rester trois ou quatre mois au plus.
[13] Le 15 février 1867.
[14] Lubov.
[15] Mme Dostoïevski, née Snitkina, avait suivi, en 1866, un cours de sténographie. Ce fut comme sténographe qu’elle se présenta à Dostoïevski pressé alors de terminer sa nouvelle Le Joueur. Tout le mois d’octobre 1866, elle écrivit sous sa dictée ; cinq mois plus tard, elle devenait sa femme.
[16] Leur fils, Fédia, naquit une semaine après le retour en Russie, le 16 juillet 1871.
[17] Beau-fils de Dostoïevski. Dans plusieurs lettres, Dostoïevski se plaint des soucis que lui cause ce fils de sa première femme Maria Dmitrievna. La fille de Dostoïevski, Lubov, a publié, à Munich, ses souvenirs dans lesquels elle parle du premier ménage de Dostoïevski et raconte à ce propos des faits qui paraissent peu vraisemblables. « Après l’installation à Sémipalatinsk, écrit-elle, Maria Dmitrievna sut s’arranger un foyer très agréable qui devint l’asile des intellectuels de cette ville. Le bonheur de famille de Dostoïevski ne s’était pas assombri même au retour en Russie d’Europe, mais il était devenu illusoire. La santé de sa femme empirait ; il fallut l’emmener de Pétersbourg à Tver. Et ici, alors qu’elle avait déjà un pied dans la tombe, elle fit à son mari un aveu terrible : elle l’avait épousé uniquement par calcul, séduite par sa gloire littéraire et ses belles relations ; mais, la veille même de son mariage, elle avait passé la nuit avec son amant, jeune et beau répétiteur de son fils, et cette liaison avait duré après le mariage. Il l’avait toujours suivie comme son ombre et il ne disparut, sans laisser son adresse, qu’après que la phtisie l’eut complètement défigurée. Maria Dmitrievna déclara en outre à son mari qu’elle ne l’aimait pas et le méprisait comme ancien forçat [...] Dostoïevski abandonna sa femme et se rendit à Pétersbourg. »
La correspondance de Dostoïevski et quelques passages du journal de Mme A. G. Dostoïevski permettent de contrôler ce récit. Le premier mariage de Dostoïevski, effectivement, ne fut pas heureux. La vie commune fut empoisonnée par de fréquentes et violentes scènes de jalousie. Mais le fait que Dostoïevski toute sa vie fut fidèle à la parole donnée à sa première femme de ne pas abandonner son fils Pascha, permet de douter de la véracité de cet aveu de Maria Dmitrievna, rapporté par Mlle L. Dostoïevski. Du reste, il n’est pas exact que Dostoïevski ait quitté le chevet de sa femme mourante et soit parti de Tver pour Pétersbourg. D’abord, contrairement à l’affirmation de la fille de Dostoïevski, Maria Dmitrievna n’est pas morte à Tver mais à Moscou ; et la veille de la mort de sa femme, le 15 avril 1864, Dostoïevski écrivait à son frère Michel, de Moscou : « Hier, Maria Drnitrievna a eu une crise terrible, le sang est venu à flots par la bouche et a failli l’étouffer. Nous avons pensé que c’était la fin. Nous étions tous autour d’elle. Elle a dit adieu et demandé pardon à tous et a fait quelques dernières recommandations. Elle a demandé de transmettre son salut à toute la famille, et ses souhaits de longue vie, surtout à Émilie Fiodorovna. Elle a exprimé le désir de se réconcilier avec toi. (Tu sais, mon ami, que toute sa vie elle a été persuadée que tu étais son ennemi.) Elle a eu une mauvaise nuit. Tout à l’heure, Alexandre Pavlovitch a dit d’une façon positive qu’elle ne passerait pas la journée. Et c’est certain. »
En post-scriptum, Dostoïevski ajoute : « Maria Dmitrievna se meurt doucement en pleine connaissance, et elle bénit Pascha, qui est absent. »
[18] Mme Dostoïevski a sans doute en vue A. N. Maïkov et N. N. Strakhov.
[19] Je n’avais jamais vu ce... kiantz, mais je le connaissais par ouï-dire. C’était un jeune Caucasien, très bon mais peu intelligent, que ses camarades, pour son ardeur et sa vivacité de mouvements, avaient surnommé l’Asiate sauvage. Il était très offensé de ce surnom et pour prouver qu’il était un Européen, il s’était créé, en chaque art, des « dieux » : en musique, Wagner ; en peinture, Repine ; en littérature, Fiodor Mikhaïlovitch. Ayant appris qu’il ferait la connaissance de Dostoïevski et pourrait lui rendre service, le jeune homme était plein d’enthousiasme.
[20] Quand mon mari se sentait fautif envers moi il m’achetait toujours du rakhat-loukoum et du lavaret fumé, deux choses que j’adorais.



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