lundi 29 juin 2015

James Salter / Et rien d'autre


ROMAN
James Salter

Et rien d'autre


Le sixième roman de l'Américain, âgé de 89 ans, récapitule les thèmes d'une oeuvre précieuse et parcimonieuse : l'amour, le couple, la guerre, l'évanescence de toutes choses.

Le 23/08/2014 - Mise à jour le 22/08/2014 à 14h53
Nathalie Crom - Telerama n° 3371



A quoi tient la beauté d'un livre ? On ne sait pas toujours précisément le dire. A quoi tient la beauté, évidente, de celui-ci — Et rien d'autre, le nouveau roman du si rare James Salter ? Son cadet Richard Ford propose une réponse : il professe que nul écrivain américain aujourd'hui n'écrit mieux que James Salter, que nul ne fait montre d'une telle maîtrise de sa phrase. Sans doute le traducteur Marc Amfreville excelle-t-il à rendre, avec le plus de justesse possible, l'équilibre, la précision, la savante simplicité de l'écriture de l'Américain. Faisant ainsi percevoir, dans la transposition française de cette prose de styliste, la virtuosité discrète mais éclatante de la version originale, soulignant la saisissante netteté du trait de Salter, son réalisme qui oscille subtilement entre trivialité et lyrisme mesuré.

Paru l'an dernier aux Etats-Unis, Et rien d'autre est le sixième roman de James Salter, aujourd'hui âgé de 89 ans et dont la bibliographie restreinte s'étale sur près de six décennies, durant lesquelles, outre ces six romans — L'Homme des hautes solitudes (1) , le dernier en date avant Et rien d'autre, a paru il y a trente-cinq ans, en 1979 —, il a publié deux recueils de nouvelles et un volume de Mémoires. C'est tout, et ce fut plus que suffisant pour lui attirer de fervents admirateurs — depuis longtemps, et surtout la parution en 1967 de l'étincelant Un sport et un passe-temps,il a la réputation tenace d'être « un écrivain pour écrivains » —, mais trop peu, semble-t-il, pour lui permettre d'occuper véritablement le devant de la scène littéraire américaine, aux côtés de ses contemporains Philip Roth ou John Updike.

Dans ses quelques romans, ses nouvelles, James Salter a écrit sur le couple et l'intimité domestique (Un bonheur parfait), sur la sexualité et l'érotisme (Un sport et un passe-temps). Sur la vie militaire aussi (Cassada) — avant de se consacrer à l'écriture, lui-même a été pilote de chasse dans l'US Army, et il est vétéran de la guerre de Corée. Plus profondément, c'est l'évanescence de toutes choses qui est sans doute le grand sujet de cet écrivain du désenchantement, au romantisme contrarié par trop de lucidité — « Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts », songeait naguère le personnage masculin d'Un bonheur parfait. Retraçant, sur une quarantaine d'années, la vie du dénommé Philip Bowman, depuis la guerre du Pacifique, durant laquelle il fut engagé alors qu'il avait 20 ans, jusqu'aux rivages de la soixantaine, qu'il atteint lorsque se clôt ce livre,Et rien d'autre s'offre volontiers à lire comme une récapitulation par l'écrivain de ces thèmes qui l'ont précédemment occupé, auxquels il mêle par ailleurs de discrètes références autobiographiques. Rien de forcé, rien de factice dans cet exercice d'inventaire — ce qui frappe et éblouit, dans le roman, c'est au contraire la fluidité avec laquelle s'enchaînent les épisodes de la vie du personnage sur lesquels Salter choisit de s'arrêter, au fil d'une narration résolument elliptique.

Philip Bowman est un garçon de la classe moyenne, né dans le New Jersey, élevé par sa seule mère et entré dans l'âge adulte aux heures héroïques de la bataille navale et aérienne contre l'armée japonaise. De la guerre, il est revenu pétri de rêves et d'aspirations, qu'il n'estime pas déraisonnables : exiger toujours de lui-même une vraie ambition intellectuelle et morale, et rencontrer l'amour, le vrai, celui qui vous porte et vous emporte, cette fusion de deux corps et deux coeurs sur laquelle le temps ne saurait avoir de prise. Dans le New York de l'après-guerre puis des décennies suivantes, Bowman deviendra un éditeur re­connu et respecté, rencontrant moins de réussite dans sa vie personnelle : un mariage qu'il croyait parfait et qui se défait ; plus tard, d'autres rencontres, des liens amoureux qui se nouent, puis fatalement se dénouent ; parfois un instant de jouissance parfaite, comme un miracle, une épiphanie des sens, et rapidement le retour à l'atonie — les femmes un temps aimées disparaissant subrepticement du roman, à la faveur des amples ellipses qu'y ménage Salter.

Nul vrai drame ne viendra émailler le cours de l'existence de Bowman, mais les échecs sentimentaux successifs, les renoncements, la lassitude, le détachement qu'ils entraînent donnent à cette vie sa tonalité dominante — non pas le noir, mais toutes les nu­ances du gris. C'est peut-être le motif profond, très fitzgeraldien, d'Et rien d'autre : l'intensité moyenne de toute existence, les échappatoires (l'amour, la guerre) que l'on cherche ou les mirages que l'on invente pour échapper à la platitude, à l'imperfection, à la répétition monotone — avant d'y acquiescer peu à peu. Parce qu'au fond il se pourrait que l'inaccomplissement soit l'essence même de l'expérience humaine : « Il [Philip Bowman] n'était sûr que d'une chose : quel que soit le destin qui l'attende, c'était le même que celui de tous ceux qui avaient jamais vécu. » — Nathalie Crom

(1) Paraît en poche chez Points.

All that is, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville | Ed. de l'Olivier | 366 p., 22 €.

Bio express

1925 Naissance à New York.
1942-45 Il étudie à l'académie militaire de West Point.
1952 Pilote de chasse, il participe à la guerre de Corée.
1956 Parution de The Hunters, son premier roman.
1975 Parution de Light Years (traduit sous le titre Un bonheur parfait, en 1997).
1989 Le recueil Dusk and Other Stories (American express) reçoit le PEN/Faulkner Award.
1997 Il publie ses Mémoires, Burning the days (Une vie à brûler).
2013 Parution d'All that is, son sixième roman.


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