vendredi 24 juillet 2015

Vargas Llosa / Lé Héros discret


ROMAN

Le Héros discret

En grand conteur, le Prix Nobel de littérature 2010 dresse un portrait sans fard de la société péruvienne, dans un roman palpitant.



Les romans les plus haletants commencent toujours le plus simplement du monde. Ici, les deux personnages ­principaux n'ont, au départ, rien d'héroïque : ils vaquent à leurs occupations quotidiennes, l'un à Piura, au nord du Pérou, l'autre à Lima, la capitale. Le premier, Felícito Yanaké, est le patron de l'entreprise de transports Narihualà. Chaque matin, il fait de la gymnastique chinoise, et les seuls moments de détente qu'il s'octroie dans ses journées harassantes il les passe non pas avec son épouse, Gertrudis, asséchée et bigote, mal fagotée et boudeuse, mais avec sa maîtresse, Mabel, qu'il entretient et dont il répugne prudemment à vérifier la fidélité. Les choses se gâtent quand Felícito reçoit une lettre, supposément envoyée par une mafia locale et avec comme signature le dessin d'une araignée, lui enjoignant de verser chaque mois une « rémunération »de 500 dollars pour sa sécurité. Felícito, « petit homme très mince, sobre et travailleur », refuse de se soumettre à ce racket, fidèle à la devise de son père : « Te laisse jamais marcher dessus par personne, mon fils. » Son premier réflexe est donc d'en informer la Garde civile, incarnée par le capitaine Silva, bon vivant et amateur de croupes sautillantes, et le sergent Lituma — tous deux déjà présents dans Qui a tué Palomino Molero ? (1987), un précédent roman.

Le deuxième personnage est don Rigoberto — une vieille connaissance, lui aussi, depuis les Cahiers de don Rigoberto (1998) —, gérant d'une compagnie d'assurances et dont le patron et ami, l'octogénaire Ismael Carrera, lui demande d'être témoin lors de son mariage avec sa gouvernante Armida. Rigo­berto craint le pire. Lui qui ne demande qu'à prendre sa retraite pour voyager en Europe avec Lucrecia et jouir de sa bibliothèque pleine de livres d'art pressent que cette union vaudra des ennuis à tout le monde : autant à cause de la différence sociale entre les deux futurs époux, qui ne manquera pas de faire jaser, qu'en raison de la perversité des deux fils d'Ismael, les « hyènes », des jumeaux bons à rien — le portrait qu'en dresse Vargas Llosa est acide : « Ils avaient appris l'anglais mais parlaient un espagnol d'analphabètes mâtiné de tout cet horrible charabia de la jeunesse liménienne, n'avaient jamais lu un livre ni même un journal de toute leur vie, ne connaissaient probablement pas le nom de la moitié des capitales des pays latino-américains et aucun des deux n'avait pu être reçu même en première année d'université»
Quelles conséquences l'obstination de Felícito à refuser de payer les maîtres chanteurs aura-t-elle ? Et quelles seront les retombées des tentatives des deux jumeaux malfaisants pour faire échec au mariage de leur père afin de récupérer, quand l'heure viendra, le colossal héritage ? Tout au long de ces quelque 500 pages palpitantes, Vargas Llosa ­entretient le suspense et, au détour des rebondissements, s'attarde sur le portrait d'une société péruvienne gan­grenée par la pauvreté et les inégalités, et anesthésiée par une presse — télévision, presse écrite, blogs... — plus avide de faits divers et de ragots que rivée au désir d'informer. Les parcours de Felícito et de don Rigoberto vont évidemment finir par se croiser, d'une manière que même la mystérieuse voyante Adelaida n'aurait pu prévoir... Gamins dépenaillés et chiens faméliques de Piura, effervescence de Lima, dialogues réjouissants, portraits enlevés : Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature en 2010 (1), a la veine du grand conteur, amoureux de la littérature et de la France — « le continent de Rimbaud » que Rigoberto espère bientôt fouler. — Gilles Heuré

(1) Les éditions Gallimard rééditent Conversation à la Catedral, dans une nouvelle traduction d'Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, et publient le recueil d'essai La Civilisation du spectacle.

El Héroe discreto, traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 480 p., 23,90 €.
Le 04/07/2015 - Mise à jour le 29/06/2015 à 15h15
Gilles Heuré - Telerama n° 3416


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