samedi 3 septembre 2016

Pedro Almodóvar / La nécessité d’une parenthèse : Pedro Almodóvar


Julieta



La nécessité d’une parenthèse : Pedro Almodóvar (Julieta)

Joffrey Speno 5 juillet 2016

A
ttraction dans une abstraction purement plastique, intriguant défi de reconnaissance de formes, le premier plan de Julieta sur un linge plissé couleur rouge sang, légèrement mouvant, est certainement tout autant l’ouverture du film que celle de son personnage principal, convoquant l’imaginaire attaché à un cœur battant, à une respiration, à une blessure, à un vagin, ou simplement le sentiment d’une exploration viscérale du vivant.

Le gros plan s’élargit progressivement dans un mouvement de recul pour révéler le haut que porte la femme. C’est ce double mouvement d’introspection et de dévoilement qui semble structurer ce nouveau film de Pedro Almodóvar, qui nous faire vivre les souvenirs de son héroïne par le récit qu’elle en fait. Julieta (tantôt jeune, interprétée par Adriana Ugarte et, plus âgée, par Emma Suárez) est une femme meurtrie qui cache à son amant (Dario Grandinetti) l’existence d’une fille, Antia (jouée par Priscilla Delgado lorsqu’elle est enfant, et par Blanca Parés à 18 ans) dont elle n’a plus aucune nouvelle depuis des années. Un jour, Julieta croise dans la rue Bea (Sara Jiménez), une amie d’enfance de sa fille qui lui dit l’avoir aperçue récemment. Julieta décide alors d’annuler sans plus d’explication les projets de déménagement au Portugal avec son ami et de retourner habiter dans le quartier de Madrid où sa fille pourrait être en mesure de la recontacter le cas échéant. Submergée par la tristesse et la frustration de n’avoir aucun signe de vie, elle s’enferme dans l’appartement en dessous duquel elle habitait autrefois et se plonge dans une lettre fleuve adressée à Antia pour lui raconter sa vie de jeune femme. Le film est alors structuré par cette narration à rebours, remontant en flash-back de quelques années avant la naissance de sa fille jusqu’au présent de l’écriture, chaque séquence étant comme un chapitre d’une existence palimpseste.
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La nécessité de prendre un recul spatial et temporel est traduite par une parenthèse au présent consacrée à l’écriture du passé qui permet d’avancer. Autrement dit : un temps présent qui récapitule le passé et voit simultanément advenir le futur ; un entre-deux, lieu d’un passé construit de souvenirs imparfaits, fragmentés, enjolivés ou sous-estimés, tissant progressivement un avenir tout aussi sinueux. Le film est ainsi constitué par une suite de tranches de vies parfois très distinctes mais formant une impeccable cohésion. Le réalisateur réussit par là à mettre cinématographiquement en exergue la complexité d’une temporalité présente dont la brièveté nous échappe. L’effort d’introspection associé ici à cette retraite l’identifie par ailleurs fortement à un travail psychanalytique pour Julieta. Une psychanalyse qui se fait en outre au travers d’un travail d’écriture, suggérant par extension une certaine vertu cathartique de la production artistique en général, et peut-être du film lui-même.
Almodóvar déclarait dans une interview qu’il avait réprimé ses inclinations les plus baroques pour la réalisation de ce film. L’affirmation parait cependant discutable. Le film est sans conteste drastiquement dépouillé de nombreuses thématiques parmi les plus subversives qui lui sont chères, comme la prostitution, la transsexualité ou le viol. Ces ressorts scénaristiques qui fonctionnaient dans les autres réalisations (bien que participant parfois d’une surenchère), disparaissent ici et éclaircissent le scénario. La conséquence directe de cette retenue s’entrevoit en une maîtrise dramaturgique et formelle exacerbées et surtout un affinement plus précis des sujets qu’il veut aborder, quitte à ce qu’ils soient fragmentés.
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Au centre de ceux-ci, se trouve d’abord le hasard des rencontres qui oriente nos vies. Celle de Julieta est rythmée et marquée à jamais par la rencontre d’un étrange inconnu dans un train dont le suicide la hante, ou celle consécutive et torride du futur père de sa fille, Xoan (interprété par Daniel Grao), mais aussi la retrouvaille avec Bea qui est le déclencheur de cette histoire. Il y a ensuite, sans nul doute, la mort : mort de l’inconnu du train et celle de Xoan noyé en mer, dont il faut péniblement faire le deuil. Il y a le deuil impossible d’Antia qui navigue dans un état incertain, imaginé et insupportable dans l’esprit de sa mère. Enfin, il est question, comme souvent chez le réalisateur, de parler des relations (et l’attachement parfois maladif) entre mères et filles, la plus évidente étant celle de Julieta et sa fille mais aussi avec sa propre mère, dans une séquence toute particulière où elles s’amusent toutes deux couchées, rappelant celle où Carmen Maura et Penelope Cruz étaient, elles, cachées sous un lit dansVolver. Les autres thèmes gravitent ensuite en cercles concentriques autour de ces trois points névralgiques. Au regard du nombre d’hommes qui meurent et de la préfiguration qui en est faite dans les statues châtrées que sculpte l’amie et maitresse de Xoan Ava (Inma Cuesta), on peut éventuellement y voir un film émasculant. Le pendant est un monde qui semble dominé par des femmes de caractère, dont l’austère et effrayante gouvernante Marian (interprétée par Rossy De Palma) se fait la réjouissante représentante. S’ensuivent pêle-mêle une mise en garde contre le danger des sectes ou la naissance des premiers amours. Une impressionnante densité scénaristique qui n’est cependant jamais décousue et n’alourdit en rien le souffle narratif du film.
Si cette prolifération n’est pas étouffante, c’est parce qu’un grand soin est apporté à la construction de l’ambiance. L’orchestration symphonique est fondamentale en cela qu’elle façonne un univers musical uniforme avec de merveilleuses variations tantôt inquiétantes, feutrées ou mystérieuses, soutenant l’aventure périlleuse dans laquelle s’est lancée Julieta. L’impression d’être dans un film de Brian De Palma se fait ressentir dès les premiers instants. Et comme on ne peut évoquer ce dernier sans son maître, Hitchcock non plus n’est jamais loin : dans la rencontre fortuite avec un étranger dans un train qui change la vie (L’inconnu du Nord express) et sa disparition (Une femme disparait), ou encore dans un plan empreint d’un danger imminent sur Marian qui sort de la maison au bord de la mer rappelant Les oiseaux. Les décors hauts en couleurs mis en valeur par une photographie lumineuse et contrastée contribuent également à la présence d’une atmosphère grave où le danger est toujours là comme une épée de Damoclès. La première scène de sexe entre Xoan et Julieta dans la cabine ajoute quant à elle une belle charge fantasmagorique, subséquente au suicide de l’inconnu, réunissant Eros et Thanatos.
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Le film parvient à dépasser l’énumération et la démonstration parce qu’il est parsemé de fulgurances visuelles à la portée magique. Julieta, par exemple, aperçoit depuis la fenêtre du train un cerf majestueux galopant dans la neige au ralenti qui suffit à émerveiller sans que l’on puisse en deviner le sens précis. Dans une magnifique scène, Antia lève en prestidigitatrice la serviette de bain qui couvre le visage de sa mère à 30 ans pour dévoiler celui de la femme de 50 qu’elle est aujourd’hui. Une ellipse qui dit avec délicatesse la rapidité du temps qui passe et l’inexorabilité de la vieillesse. Lorsque sa fille part à l’âge de 18 ans, Julieta a une vision émouvante de son amant décédé, comme un indice visuel d’un évènement qui est un point de non-retour, puisque c’est la dernière fois qu’elles se voient. Quelques plans caractérisés par leur abstraction formelle constituent en outre un puissant liant plastique avec les autres séquences aussi bien que des échappées visuelles et oniriques. Le début en est l’exemple parfait, tout comme le gros plan au ralenti sur les cendres de Xoan jetées à la mer et tourbillonnant dans un reflux. Ces éléments insondables sont en tous cas là pour emporter les personnages dans une destinée tragique qui les dépasse.
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La mère et la fille étaient en vérité réunies dans un même geste puisque Antia lui écrivait aussi une lettre. Un de ses trois enfants est mort et elle entrevoit malheureusement par ce terrible évènement la douleur qu’elle a infligée à sa mère. Peut-être peut-on à présent lire dans ce plan d’introduction la figuration des entrailles de Julieta en Vierge, représentant simultanément un vagin source de naissance, de filiation, et le corps sanguinolent des morts à venir. L’apparente fragmentation et le symbolisme qui infuse tout le film peuvent engendrer une distance émotionnelle, probablement parce qu’il est moins question de susciter de l’empathie pour les personnages (bien qu’il faille souligner la qualité de jeu des acteurs) que de dresser une grande fresque avec une ampleur dramaturgique qui s’étale sur plusieurs années. Le film revêt en quelque sorte tous les aspects d’un mélodrame sans en être un. Almodóvar parvient brillamment à mettre le doigt sur la proximité entre la vie et la mort, les liens intergénérationnels et le mélange des temporalités par le tressage qui s’opère dans le présent du passé et du futur. Dans le plan de fin qui se présente comme une ouverture, prenant du recul et de la hauteur sur la voiture de Julieta sillonnant la route dans l’espoir d’enfin retrouver sa fille, le futur apparaît en perpétuelle construction et restant à imaginer.
Julieta. Réalisation : Pedro Almodóvar. Scénario : Pedro Almodóvar, d’après trois nouvelles du recueil Fugitivesd’Alice Munro. Photographie : Jean-Claude Larrieu Montage : José Salcedo. Musique : Alberto Iglesias, Chavela Vargas. Production : Agustín Almodóvar, Esther García Rodríguez. Société de production : El Deseo. Durée : 97 minutes. 2016. Avec : Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Michelle Jenner, Darío Grandinetti, Rossy de Palma, Susi Sánchez, Joaquín Notario, Pilar Castro, Nathalie Poza, Mariam Bachir.




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