jeudi 24 novembre 2016

“'Carol‘ est un film qui fera évoluer le cinéma américain”, selon sa scénariste Phyllis Nagy



  • “'Carol‘ est un film qui fera évoluer le cinéma américain”, selon sa scénariste Phyllis Nagy


    Frédéric Strauss
    Publié le 14/01/2016. Mis à jour le 14/01/2016 à 18h22.

    A partir d'un roman de Patricia Highsmith, Phyllis Nagy a écrit le scénario de “Carol”, le film de Todd Haynes, à l'affiche cette semaine. Une histoire d'amour entre deux femmes qui ne disserte pas de l'homosexualité, mais met juste en scène deux êtres qui s'aiment. Subversif pour le cinéma américain. Phyllis Nagy est nommée pour l'Oscar 2016 du meilleur scénario adapté.
    En signant le scénario de CarolPhyllis Nagy a directement contribué à la réussite du film de Todd Haynes. Seulement connue jusqu'ici pour la réalisation d'un téléfilm, cette quinquagénaire nous parle de son travail sur cette adaptation d'un roman de Patricia Highsmith. Et de la grande singularité de Carol, un film américain qui a l'audace de donner le premier rôle aux femmes, et de parler d'homosexualité d'une façon nouvelle.
    Vous êtes à l'origine de Carol puisque c'est vous qui avait écrit l'adaptation de ce roman de Patricia Highsmith, bien avant que le film soit réalisé par Todd Haynes. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter ce livre au cinéma ?
    J'ai connu Patricia Highsmith, nous étions proches pendant les dix dernières années de sa vie. J'avais envie d'écrire un film que Patricia apprécierait enfin, car elle n'a aimé aucune des adaptations de ses livres au cinéma. Elle aimait Alain Delon dans Plein soleil (1960) mais elle n'aimait pas le film ! C'était une grande responsabilité pour moi d'écrire le scénario de Carol. Ça a pris beaucoup de temps car des films menés par des personnages féminins ne sont pas faciles à produire. Le cinéma américain a une tradition de comédies jouées par les femmes. Mais deux femmes dans un drame, c'est très rare, c'est presque impossible. Carol montre heureusement qu'on peut faire ça aux Etats-Unis, comme cela se fait en France et en Europe. Finalement, le film a pu être lancé grâce à la productrice Elizabeth Carlson et à Todd Haynes, qui a accepté de travailler pour la première fois sur un scénario qui n'était pas de lui. J'avais fini par connaître l'histoire de fond en comble et je pouvais répondre à toutes ses questions. Je crois que nous avons fait quelque chose de bon. Je ne sais pas ce qu'en pense Patricia là où elle est, mais j'espère qu'elle est contente !


    Vous avez été fidèle à son livre ?
    Mon scénario est fidèle aux thèmes et à l'esprit du roman. Carol est une histoire d'amour obsessionnelle, proche de la folie. Le niveau d'intensité que cette histoire prend à l'écran est tout à fait dans l'esprit de Patricia Highsmith. J'ai fait des changements dans la structure du récit, qui était écrit comme un monologue. C'est Thérèse qui racontait, qui nous faisait entrer dans l'histoire, mais elle n'avait pas vraiment de personnage dans le livre. Et Carol n'avait de vie qu'à travers ce que Thérèse disait d'elle. Il fallait transformer cela en une histoire avec des personnages de cinéma, donner vie indépendamment à chacune des deux femmes. J'ai changé le métier de Thérèse, qui est une décoratrice de théâtre dans le livre. Je trouve que la représentation du théâtre au cinéma ne fonctionne pas facilement. Je me suis dit qu'il devait y avoir un autre moyen de mettre en scène une situation d'observation, de regard, et la photographie s'est imposée comme une solution parfaite. J'ai coupé la fin du roman, où Thérèse restait seule après le voyage avec Carol, ne rentrait pas à New York et vivait de petits boulots. Il fallait éviter cette rupture, continuer l'histoire pour la conduire à sa fin, et ça a été fait d'une façon magnifique par Todd Haynes, qui a su mettre en scène le passage du temps et arrêter le film au bon moment. Les histoires d'amour sont souvent trop longues au cinéma. A la fin de Carol, on sait que l'amour est là mais on ne peut dire s'il va durer des jours, des mois ou des années. J'ai aussi voulu faire évoluer les personnages masculins. Dans le livre, les hommes sont simplement des types sans intérêt. Je savais que Patricia ne parlait pas des hommes comme ça dans la vie, il m'a donc semblé que je ne la trahirais pas en modifiant un peu les portraits. Dans le film, on peut rejeter le mari mais on peut aussi comprendre sa position, se dire qu'il est le produit de son époque.
    Patricia Highsmith voulait-elle parler de la société de son temps et du regard qui y était posé sur l'homosexualité ?
    C'est certain. Mais elle voulait le faire d'une manière positive, Carol est un livre où il y a un indice de happy end. D'habitude, les homosexuels et les lesbiennes finissent par se pendre ou se jeter du haut d'une falaise, tant ils sont hantés par leur orientation sexuelle. Ce n'est pas du tout comme ça dans le livre de Patricia Highsmith et c'est pourquoi je voulais travailler à cette adaptation. Personne ne questionne les choix que font Carol et Thérèse dans leur sexualité. Les gens leur rendent la vie difficile, mais il n'y a pas un moment où on les force à se dire : est-ce que je devrais vraiment aller dans cette direction, être lesbienne ? Il n'y a pas un moment où elles se posent cette question elles-mêmes. Thérèse doit découvrir son homosexualité, Carol voudrait réprimer la sienne et son amie Abby, elle, vit pleinement cette part d'elle-même. On a donc trois images différentes du rapport que chacun peut avoir avec sa sexualité. Mais aucune de ces images ne montre une femme qui pleure dans son coin en disant : Je ne veux pas être lesbienne, c'est affreux ! Ça aussi, c'est vraiment l'esprit de Patricia Highsmith : on n'entre pas dans la psychologie banale, les personnages sont autorisés à agir. C'est très moderne. En écrivant Carol, elle était en avance sur son temps.


    Mais, pour signer ce livre, elle prit le pseudonyme de Claire Morgan, c'était un matériau trop audacieux  ?
    Elle m'avait dit qu'elle était tout à fait prête à signer ce roman de son nom, mais elle avait eu beaucoup de succès avec L'Inconnu du Nord-Express et préparait un autre thriller, Monsieur Ripley. Son éditeur trouvait que, entre ces deux romans, Carolavait l'air d'un petit livre étrange et insituable. Patricia avait accepté ses arguments, elle les comprenait sur le plan commercial. Mais pour le reste, elle se moquait complètement de ce que les gens pourraient penser d'elle si elle avait signé Carol, qui portait alors un autre titre [The Prince of salt, en France Les Eaux dérobées, NDRL]. Elle a d'ailleurs fini par republier ce roman sous son nom et sous le titre de Carol.
    Sait-on pourquoi, entre deux intrigues policières, l'histoire de Carol lui était venue ?
    Comme Thérèse dans le livre, Patricia Highsmith avait travaillé, quand elle était jeune, dans un grand magasin pendant la période des fêtes et c'est là qu'elle se retrouva en contact avec une cliente à laquelle elle ne cessa de penser tout le reste de la journée, une femme blonde. En rentrant chez elle, elle commença à écrire Carol et en deux semaines, le livre était fini. Le livre était donc inspiré par une totale inconnue, mais Patricia Highsmith avait eu dans sa vie des femmes blondes et elle utilisa ses souvenirs pour nourrir le personnage de Carol. Et même si elle ne revit jamais cette femme du magasin, elle se renseigna sur elle, trouva l'endroit où elle habitait. Le livre est très proche de la réalité de sa vie.


    Le divorce de Carol est une scène très forte dans le film, c'est le moment où tombe la condamnation de la société mais c'est aussi le moment où Carol revendique à voix haute qui elle est. Vous parliez d'un point de vue positif de Patricia Highsmith, cette scène en est un exemple ?
    D'abord, il faut dire que les choses peuvent encore se présenter de la même façon aujourd'hui dans une affaire de divorce. En tout cas dès que la garde des enfants est en jeu, il y a beaucoup d'Etats américains où il se passera pour une femme la même chose que pour Carol dans le film. Peut-être qu'on n'emploie plus les mêmes mots, on ne parle plus de « clause morale », mais le résultat est le même. C'est là qu'on voit toute l'audace de Patricia Highsmith, quand elle fait dire à Carol : « Je ne peux pas être une bonne mère si je ne suis pas moi-même », et abandonne la garde ses enfants. C'est à la fois un sacrifice énorme et la décision la plus juste, la plus positive en ce sens. Todd Haynes a réussi, avec une maîtrise accomplie, à nous faire comprendre cette situation. Personne ne dit, après avoir vu son film, quelle horrible femme que cette Carol ! C'est un film subversif.
    C'est donc l'homosexualité qui reste subversive aujourd'hui ?
    Ce qui l'est vraiment, pour moi, c'est qu'il s'agit d'une histoire d'amour qui n'est pas racontée pour livrer un discours sur l'homosexualité : dans Carol, l'identité sexuelle des deux femmes est intégrée à tout ce qui fait leur identité par ailleurs. Mais parce qu'on parle vraiment de ces deux femmes, on parle tout le temps d'homosexualité. Voilà la grande subversion ! La situation n'est certainement pas la même en France, mais, dans le cinéma américain, chaque fois qu'on parle d'un film où un personnage est homosexuel, les producteurs, les financiers vous disent : comment ce personnage ressent-il le fait d'être gay ? C'est inévitable, il faut traiter le sujet. Non ! Un film, c'est placer des personnages dans des circonstances particulières et regarder comment ils se comportent. C'est ça qui donne un bon matériau dramatique, ce n'est pas traiter leur sexualité comme un sujet. Est-ce qu'on s'attend à ce qu'un personnage se dise : pourquoi suis-je hétérosexuel ? Est-ce que la sexualité est un sujet qu'il faut traiter quand les personnages sont hétérosexuels ? Non ! Raconter une histoire d'amour entre deux femmes, ça doit être la même chose. C'est ce que nous montre Carol. C'est un film qui fera évoluer le cinéma américain.


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