mercredi 4 janvier 2017

Jean-Philippe Cazier / Qui a peur de Bob Dylan ?



Qui a peur de Bob Dylan ?



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D
epuis quelques jours, les critiques pleuvent sur l’attribution du Nobel de littérature à Bob Dylan : on exige que celui-ci regagne le périmètre clos qu’il n’aurait jamais dû quitter – celui de la chanson – pour que continue à exister inaltéré, pur, cet autre périmètre tout aussi clos que serait la littérature. Pour que la littérature existe, il faut que ce que fait Dylan ne soit pas de la littérature. La logique est celle, simpliste, de l’identité : si a est aussi b, alors il n’est plus lui-même, ne peut plus exister en tant que a. Les « pro » et les « anti » s’affrontent pour déterminer si Dylan est de la littérature ou si les deux sont contradictoires. La question telle qu’elle est posée ne me paraît pas très intéressante – et, étant donné son silence depuis que le prix Nobel lui a été attribué, sans doute n’intéresse-t-elle pas non plus Bob Dylan.

Plusieurs raisons sont avancées pour justifier le refus d’inclure Dylan dans le domaine forcément prestigieux de la littérature, des plus bêtes aux plus attendues. Lorsque l’on dit que Dylan ne peut être de la littérature puisqu’il est musicien et chanteur, que ses textes sont indissociables de sa musique et de son chant, de sa voix, on affirme à la fois une platitude et quelque chose qu’il faudrait démontrer. Il suffit de lire ses textes pour eux-mêmes pour ne pas comprendre en quoi il serait impossible de les lire, de les analyser, d’étudier la façon dont le sens y est produit, sans les lier à la musique et à l’interprétation. Shakespeare écrivait pour que ses textes soient joués, aient une existence orale, existent au sein d’une mise en scène dans l’espace théâtral de la parole, des corps, des passions, du social, du monde : Shakespeare ne peut-il être lu en dehors de ce dispositif ? Veut-on dire que la composition des textes de Bob Dylan, leur rythme, leur longueur, leurs thèmes et le développement de ceux-ci sont contraints par la composition musicale dans laquelle ils doivent s’insérer (en omettant ici ce que Dylan a écrit en dehors de ce contexte : Tarantula et ses Chroniques) ? Si c’était le cas, on ne ferait qu’enfoncer une porte ouverte. Mais, en même temps, on ignorerait, par exemple, que quelque chose comme la littérature à contraintes existe, et l’on verrait mal pourquoi ces contraintes ne pourraient dériver de celles qui sont liées à une composition musicale ou au format habituel de la chanson pop. A moins de considérer que certaines contraintes sont plus nobles et a priori plus littéraires que d’autres – mais l’on ne voit pas très bien, là non plus, ce que le métro de Roubaud ou les listes d’Espitallier auraient de particulièrement « noble » ou de « littéraire ». Dire que Dylan n’écrit pas de littérature car il écrit des chansons se présente comme une pétition de principe, une tautologie incapable de se démontrer. Il s’agit surtout d’affirmer l’opposition, l’exclusion réciproque de a et b pour la dévalorisation de b et la survie de a telle qu’elle est rêvée : supérieure et pure.
Je ne vois pas pourquoi Dylan n’écrirait pas de la littérature, pourquoi ses textes ne seraient pas inclus dans ce que l’on appelle « littérature ». La notion de littérature est complexe, variable, historique – comme le montre, par exemple, le livre d’Antoine Compagnon, Le démon de la théorie – et, à l’intérieur de ces variations, plusieurs genres et styles qui étaient d’abord exclus de la littérature y ont été après coup inclus. Pourquoi pas, maintenant, les textes que Dylan a écrits pour ses chansons ? Proust ou Beckett n’ont pas été immédiatement de la littérature, pas plus que Simenon ou Chandler. Comme Monet ou Manet ou Van Gogh n’ont pas été immédiatement des peintres (sans parler de l’art brut). Hitchcock n’a pas toujours été un auteur. Et Jacques Rivière ne comprenait pas en quoi Artaud était un écrivain… Il me semble, qu’aujourd’hui, ce qu’on entend par « littérature » s’accompagne de la conscience de son historicité, des hiérarchies et normes – esthétiques, politiques, sociales, etc. – qui y sont au travail et en jeu, de la volonté de questionner ces hiérarchies et normes – comme l’a fait depuis longtemps la création artistique alors que ce même travail au sein de la littérature a toujours le plus grand mal à être reconnu comme étant nécessaire à la littérature. L’histoire de la littérature, et au minimum celle du XXe siècle, peut être regardée comme une série d’efforts pour que le « non littéraire » non seulement soit inclus dans le littéraire mais le change, le transforme – cette transformation de la littérature par elle-même, considérée alors comme recherche et expérimentation, accompagnant, aujourd’hui, la littérature. Celle-ci est devenue pour elle-même un problème et cette problématisation de la littérature est impliquée par la littérature. A partir de quelle évidence de ce que serait la littérature parlent ceux qui s’écrient que Dylan, ce n’est pas de la littérature ? A partir d’un lieu qui, en tout cas, n’est pas celui de la littérature, de l’inquiétude qui désormais la porte et lui permet de se penser.
Y a-t-il, dans les textes de Bob Dylan, une écriture ? Indéniablement, oui. Il n’est pas question de faire en un paragraphe l’exposé de ce que serait « la poétique de Bob Dylan ». Quelques remarques rapides cependant : 1) Les textes de Dylan s’organisent de manière centrale autour de l’image, celle-ci étant travaillée selon des formes très diverses, de l’image comme épiphanie au déferlement d’images, de l’image comme visibilité qui s’affronte au langage à l’image purement dicible. Ce qui est remarquable dans ces textes, c’est que l’image n’est pas un « supplément » de la phrase, s’y insérant comme un « effet poétique » (ce qui est le lot, avec plus ou moins de bonheur, de la plupart des chansons comme, d’ailleurs, de ce qui se publie sous le label « littérature »), mais elle est la phrase même, ou la strophe, le texte n’étant qu’images, visions autant que métaphores, limites du langage et de la sensation ; 2) Cette prépondérance de l’image implique une forme ouverte de la narration, du récit où il s’agit moins de dire que d’évoquer, de suggérer en laissant être l’énigmatique et l’étrangeté de ce qui est dit – ou rêvé, le récit ne se fixant pas dans une scène ou une signification mais demeurant mobile, éphémère, temporel, passant comme un nuage (cf. sur cet aspect, de manière exemplaire, Knockin’ On Heaven’s Door) ; 3) Les textes de Dylan s’organisent souvent autour de personnages qui sont autant des destins individuels que collectifs, brassant à la fois les états d’une subjectivité individuelle et les forces du monde, de la nature, du social. En ce sens, Dylan est un auteur très américain, le personnage étant aussi un peuple, l’individuel étant du collectif, le paysage le plus circonscrit étant aussi bien le monde, la nature cosmique – et ces résonances, dans les textes de Dylan, n’existent que par le langage qui les produit ; 4) Comme on le trouve, par exemple, dans la poésie de Ginsberg, Dylan entremêle le subjectif et l’objectif, les états internes et externes sans les distinguer, les composant à l’intérieur d’un même flux qui est un flux du monde, plus large que celui qui en est traversé, plus intime que la mécanique du temps qui change l’univers entier ; 5) L’écriture à partir de ce flux entraîne un parcours de tous les états du « Je », de l’individu qui se souvient ou éprouve au « Je » impersonnel de la parole messianique, en passant par le chroniqueur, le témoin politique qui est en même temps un « nous » : un lyrisme multiplié et nomade, parcourant les divers degrés du sens et du non-sens ; 6) Bob Dylan, dont le pseudonyme vient de Dylan Thomas, ne cesse, dans ses textes, de se référer à la littérature, d’y puiser, de lui emprunter pour produire des images, y trouver des techniques de composition, des thèmes. Ses textes sont inséparables de ce travail d’emprunt, de brassage, de réactualisation de la littérature – y compris, bien sûr, la Bible. La littérature n’est pas ici opposée à la chanson puisqu’il s’agit, au contraire, d’y inclure le littéraire, de créer des textes qui ont la littérature comme matériau et horizon, comme le font et l’ont fait d’autres artistes rock et pop : Lou Reed, Patti Smith, Léonard Cohen, Bowie, Nico, etc.
Il y a chez Dylan un rapport étroit et complexe au littéraire, à la littérature. On dira cependant – ce pourrait être un des arguments « contre » – que Dylan n’a pas produit d’œuvre littéraire, qu’il n’a pas intentionnellement créé une œuvre littéraire mais a voulu écrire des chansons. Là encore, il faudrait démontrer qu’un texte de chanson ne peut pas être de la littérature et qu’un ensemble de lyrics ne peut pas former une œuvre littéraire. D’autre part, l’intention n’est pas un critère suffisant pour qu’il y ait œuvre. Il ne suffit pas qu’il y ait une intention de faire une œuvre dite littéraire pour qu’il y ait effectivement littérature, les rayons des libraires étant remplis de livres qui n’en sont pas alors qu’ils sont produits pour « faire littérature ». L’intention n’est pas non plus un critère pertinent dans la mesure où pour qu’il y ait œuvre il est nécessaire qu’existe non une intention consciente, délibérée, mais un système esthétique – donc sans finalité utilitaire, ce qui exclut par exemple le slogan publicitaire, même si, du Surréalisme et de Dada à Jacques Sivan, il peut y avoir une reprise poétique du slogan publicitaire – producteur de sens, ce qui est le cas des textes de Dylan qui organisent un ensemble systémique de thèmes, d’images, de procédés.
On pourrait continuer à passer en revue les arguments qui, depuis quelques jours, sont avancés pour nier la dimension littéraire du travail de Bob Dylan. Faudrait-il prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle si Dylan a eu le Nobel, Johnny Hallyday – qui n’écrit pas ses textes – pourrait l’avoir aussi ? Francis Lalanne est-il Rimbaud ? Cabrel est-il Paul Celan ? L’idée est tellement bête qu’il ne vaut pas la peine de lui consacrer trente secondes. Il suffit de voir la pauvreté de leurs images, l’usage laborieux qu’ils font de la consonance, la reproduction dans leurs textes des formes les plus attendues et éculées de l’énonciation pour comprendre la différence avec Dylan ou Lou Reed, c’est-à-dire avec l’invention, la création de formes, de thèmes, de perceptions, d’affects, etc. – avec tout un travail sur la langue pour la faire exister sur le plan esthétique et poétique qui n’a rien à voir avec la banalité de la langue habituelle (même si l’effort de Dylan ou Lou Reed, par exemple, implique l’usage de la langue quotidienne, orale – y compris, dans le cas de Lou Reed, de l’argot et des images de telle communauté minoritaire et déclassée). L’impression qui s’impose fortement à la lecture des « anti Dylan » est surtout qu’ils n’ont pas lu ses textes et réagissent par principe à une inclusion qui leur semble intolérable – pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature.
Un dernier argument martelé, et qui semble évident, consiste à dire que Dylan n’a pas écrit de livres, que son œuvre – à part Tarantula et Chroniques – n’est pas pensée en vue du livre, de la lecture silencieuse, du format reconnaissable de l’objet littéraire. Cet argument est pourtant étrange car, par exemple, il rejette immédiatement hors du littéraire ce qui correspond aux littératures orales et privilégie comme définition de la littérature ce qui n’en est qu’une possibilité, la forme récente et occidentalocentrée par laquelle on identifie le lieu de la littérature. Pourquoi privilégier telle forme et en ignorer d’autres ? La question et son traitement sont historiques autant que politiques.
Par ailleurs, cet argument semble ignorer la complexité de la question contemporaine du rapport de la littérature au livre, rapport qui n’a jamais consisté à réduire le livre à l’objet-livre. Là encore : il ne suffit pas qu’il y ait livre pour qu’il y ait littérature. Mais de plus : si la littérature est aujourd’hui – disons, pour simplifier, depuis Mallarmé – pensée dans son rapport essentiel au livre, celui-ci est surtout appréhendé comme problème, impliquant un dehors irréductible au rassemblement de quelques pages à l’intérieur d’un objet fini. Le livre de Mallarmé n’est pas l’objet-livre mais la surface immanente d’inscription et de coexistence des mots et des choses, surface sans cesse ouverte à un dehors chaotique qui rend cette inscription impossible. Si le livre depuis Mallarmé est impossible, ce n’est pas l’objet-livre qui est visé, c’est la surface immanente et transcendantale qui ne peut être remplie, épuisée, circonscrite et fixée : livre nomade, livre et littérature toujours à venir, comme l’écrivait Blanchot. Ce qui importe, c’est le livre et son dehors – l’écrivain étant alors celui qui affronte ce dehors, parcourt l’espace ouvert du livre. Ecrire devient arpenter la géographie étrange du livre, jusqu’à ses limites, ses confins où la possibilité de ce parcours rencontre sa propre disparition autant que sa propre renaissance. Pourquoi cette exploration n’inclurait-elle pas le passage par autre chose que l’objet-livre, d’autres moyens qui ne recourent plus à la page, aux supports habituels et contingents de la littérature ? Pourquoi la forme chanson ne serait-elle pas, par exemple, un moyen d’inclure de manière plus radicale le temps dans la langue – comme s’y efforce, de son côté la poésie orale –, un temps qui s’impose au texte autant qu’au lecteur/auditeur : passage, oubli, impressions rapides, éphémères, etc. (le temps étant d’ailleurs un des thèmes centraux chez Dylan) ? Dans un autre domaine, ce que Godard fait au cinéma avec la littérature, n’est-ce pas aussi de la littérature autant que du cinéma ?
Dans cette expérience du livre, l’important est toujours le rapport au dehors et la détermination de celui-ci, les conditions de ce rapport et ses implications – loin, donc, des genres et découpages institués qui présupposent, à la place de la carte mobile du livre, une géographie arrêtée, fixe, aux bords prédéfinis, aux frontières chargées de miradors et de chiens policiers. Le livre, dans ces conditions, n’a plus rien à voir avec la littérature mais a tout à voir avec les institutions littéraires, avec la pesanteur de ses formes historiques, avec les stratégies de pouvoir et les formes de savoir auxquelles celles-ci sont liées.
On dira que, dans cette perspective, le rapport du livre à son propre dehors n’a de sens que s’il est rendu possible par le livre lui-même, que s’il a lieu « à l’intérieur » du livre, de l’objet-livre – ce qui, en un sens, n’est pas inexact. Le littéraire impliquerait donc le livre. Cependant, une telle réduction reviendrait à privilégier un des termes au détriment de l’autre – le livre, plutôt que le dehors qu’il implique –, c’est-à-dire à effacer le mouvement incessant de l’un à l’autre, de l’un dans l’autre, le dehors qui aspire éternellement le livre hors de lui-même, vers des zones où il se perd et disparaît (disparition qui est aussi son mode d’existence, sa propre mort étant sa propre vie). D’autre part, cette réduction semble reposer sur une confusion entre le livre au sens de Mallarmé – condition transcendantale du livre comme objet, surface chaotique où celui-ci est déchiré à chaque instant par les forces du monde – et le livre comme objet. Si celui-ci est nécessaire à la littérature, c’est dans la mesure où il permet cette ouverture, ce rapport au dehors constitutif du littéraire. Cependant, s’il permet ce rapport, ce n’est pas en tant qu’objet-livre mais en tant qu’œuvre de langage : ce qui caractérise le livre, ce qui en fait le lieu d’un rapport au dehors, c’est le langage qui s’y inscrit et s’y efface – langage qui pourrait être aussi bien, alors, celui d’une chanson comme moyen de porter le langage à une limite que l’objet-livre ne peut atteindre. Ce qui est central dans le livre de Mallarmé – et depuis Mallarmé –, c’est le langage et sa puissance nomade, son errance essentielle, langage infixé, incluant toutes les connexions possibles et donc leur défaite sans cesse reprise. L’important pour la littérature, c’est le langage et le parcours de tous ses états – de la parole au silence –, le langage et le dehors non langagier qu’il inclut de manière immanente et plurielle. L’important n’a jamais été le livre mais l’exploration des limites immanentes du langage par lesquelles celui-ci est en lui-même ouvert à un autre que lui-même, par lesquelles il est autre que lui-même. C’est ce rapport aux limites qui fait qu’il y a littérature, ce qui n’a rien à voir avec les conditions institutionnelles, sociales, historiques et subjectives par lesquelles on reconnaît, aujourd’hui, qu’il y a, ici ou là, de la littérature.
Il est étonnant que ceux qui critiquent férocement l’attribution du Nobel de littérature à Bob Dylan semblent ne pas s’être posé la question : et si Dylan était effectivement de la littérature ?, comme s’ils refusaient a priori toute transformation étonnante, surprenante, de la littérature (ce qui est l’inverse du mouvement même de la littérature). La question qu’ils posent, dans le meilleur des cas, est : Dylan est-il de la littérature ? Ils posent la question de l’essence, « qu’est-ce que la littérature ? », et vérifient si Dylan correspond aux critères supposés de la littérature. Or, la question de la littérature n’a jamais été « qu’est-ce que la littérature ? », mais : « que peut la littérature ? ». Toute autre question ne concerne pas la littérature mais des points de vue sur la littérature, extérieurs, points de vue universitaires ou points de vue de dealers de livres qui visent à juger en fonction de finalités utilitaires, sociales, politiques, morales, en fonction d’un pouvoir à exercer. La littérature a affaire à des gens qui, au lieu de suivre la littérature dans sa vie et ses devenirs, veulent et ont voulu lui dire ce qu’elle est, ce qu’elle doit être : philosophes, critiques, jurés de prix littéraires, etc. Mais la littérature est nécessairement ailleurs, hors du champ où existe ce pouvoir. En tant qu’elle est affrontement à un dehors, la littérature est un processus, un agencement sans cesse répété et différent par lequel elle parcourt sa propre puissance, par lequel elle se change, meurt et vit sans cesse. La littérature s’engouffre dans ses limites, les traverse, devient autre qu’elle-même. C’est lorsqu’elle cesse de devenir qu’elle meurt, n’étant plus de la littérature mais une marchandise, forme vide et morte – et l’on ne peut parler de la mort de la littérature qu’en la confondant avec ses formes les plus basses, institutionnalisées, marchandes. La littérature ne peut pas ne pas être vivante, en tant que telle préoccupée de ce qu’elle peut, non de ce qu’elle est ou n’est pas – pouvant donc surgir, effectivement, dans trois phrases d’Emily Dickinson, dans une prière athée de Patti Smith, dans une ritournelle de Bob Dylan…
Une des critiques les plus virulentes à l’égard de l’attribution du Nobel de littérature à Dylan a été proférée par Alain Finkielkraut (qui n’a rien à voir avec la philosophie). Celui-ci a surtout concentré dans son intervention beaucoup des propos qui condamnent la décision du jury, dépassant les efforts de Pierre Assouline qui, sur ce coup, s’était pourtant bien surpassé. Ce que dit Finkielkraut n’est pas seulement bête, puisque le plus bête est souvent le plus révélateur. Il me semble – et c’est ce qui m’apparaît peut-être le plus problématique dans toute cette histoire – qu’en un sens Finkielkraut a dit la vérité concernant le rejet du Nobel de littérature attribué à Bob Dylan. Sa question est celle de l’essence, « qu’est-ce que la littérature ? », mais son problème n’est pas littéraire, il est politique, il est un problème de pouvoir. L’enjeu de l’identité de la littérature est pour lui un enjeu identitaire et politique. Toute son intervention mobilise des présupposés concernant la répartition du littéraire et du non littéraire, mixés avec ses obsessions propres (et sales) : le non littéraire contamine la littérature, les frontières ne sont plus respectées, décadence, dégénérescence, invasion, destruction, mort, la culture réduite au culturel (le culturel ruinant l’essence et sa pureté, dans la logique de Finkielkraut), etc. On s’attendrait presque à ce qu’il parle de « grand remplacement »… S’il n’est pas question d’identifier toute critique de l’attribution du Nobel à Dylan aux éructations de Finkielkraut, on peut remarquer que celui-ci utilise dans son intervention la rhétorique qui est celle, actuelle, d’une politique et d’une pensée qui supportent un rapport au monde et aux autres effectivement fascisant : volonté de frontières, négation violente de l’autre, désir d’immobilité, valorisation obsessionnelle de l’identité. Il est évident que cette logique est l’inverse même de la littérature autant qu’elle est ce qui irrigue la politique terrorisante qui se développe aujourd’hui, en particulier en Europe. Dylan mérite-t-il le Nobel ? Ce n’est pas ici la question. La question est : que révèle le rejet de cette attribution, rejet immédiat, irréfléchi, irrationnel ?, et : que mobilise ce rejet ? Peut-être mobilise-t-il des hiérarchies, des découpages, des répartitions non interrogées qui ont un sens ailleurs que dans la logique littéraire, et que celles-ci résonnent, d’une part, avec l’institution littéraire – non la littérature – et ce qu’elle permet (ses places, ses postes, ses enjeux, ses finalités, la volonté et le pouvoir de juger, etc.) et, d’autre part, avec une pensée et une action politiques actuelles plus qu’inquiétantes. L’« affaire » Bob Dylan n’est-elle pas le symptôme de l’emprise de cette logique politique sur les esprits, le signe que cette volonté de pouvoir s’impose comme une logique du monde par-delà le champ politique au sens habituel du terme ?
Il y aurait beaucoup à reprocher au jury du prix Nobel. Par exemple son sexisme récurrent malgré les critiques qui, sur ce point, lui sont adressées depuis un moment. Ou le fait qu’il est surtout concerné par l’Occident et ignore en grande partie les autres littératures : le Nobel ne participe-t-il pas à la dévalorisation de ce qui n’est pas occidental, selon une perspective colonialiste ? Ou encore le fait qu’il ne semble pas intéressé – sauf quelques exceptions notables, par exemple Claude Simon ou Beckett (mais ni Sarraute ni Duras…) – par les littératures de recherche et expérimentales. Ceux qui critiquent le Nobel dans le cas de Dylan sont moins virulents, voire muets, sur ces questions… De même, s’il est difficile d’ignorer la violence de l’opposition à la valeur littéraire des textes de Dylan, on aura également un doute sur le fait que cette opposition s’inscrit à l’intérieur d’une volonté générale de valoriser et de protéger la littérature : à l’heure où les livres sont transformés en paquets de lessive, où rien ou à presque n’est fait pour maintenir en vie l’édition et la diffusion de la poésie dans ce qu’elle a de vivant, où les politiques théâtrales favorisent les grosses institutions et poussent à la reproduction d’un répertoire et d’un type de théâtre limités, il est frappant de constater le silence sur ces questions de Finkielkraut ou d’Assouline ou d’autres… Est-ce vraiment la littérature qui les intéresse et qu’ils veulent soutenir ou le pouvoir, les formes actuelles d’un pouvoir destructeur qu’ils désirent et diffusent ?
Pourquoi attribuer le Nobel de littérature à Dylan ? Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas l’attribuer, par exemple, à Patti Smith ? A un certain niveau, peut-on dire qu’un tel le mérite davantage qu’un autre ? C’est la logique des prix qui amène à considérer que Joyce Carol Oates le mérite plus ou moins qu’un autre ou qu’une autre. Y aurait-il un sens à dire que Proust est meilleur que Kafka ? La littérature n’est pas concernée par ces questions, elle ne l’est que par le problème qu’elle est pour elle-même et par la question de sa propre puissance, de ce qu’elle peut. Le reste ne vise qu’à la rabaisser et à la tuer. « Il arrive qu’on félicite un écrivain, mais lui sait bien qu’il est loin d’avoir atteint la limite qu’il se propose et qui ne cesse de se dérober, loin d’avoir achevé son devenir. Ecrire, c’est aussi devenir autre chose qu’écrivain. A ceux qui lui demandent en quoi consiste l’écriture, Virginia Woolf répond : qui vous parle d’écrire ? L’écrivain n’en parle pas, soucieux d’autre chose » (Deleuze, Critique et clinique).



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