dimanche 12 février 2017

John Berger / Pour eux

John Berger : pour eux

JEUDI, 14 OCTOBRE, 1999
L'HUMANITÉ
King, dernier titre de John Berger, roman aboyé à la face du monde. Fable terrible, histoire d'hommes et de femmes jetés loin de tout, puis oubliés. Une littérature qui redonne à voir.
Il est un romancier en colère. Qui expose les faits et dénonce les situations. Chacun de ses livres est un objet rude, brut, dur. John Berger, né en 1926 à Londres, vit aujourd'hui dans un petit village de Haute-Savoie. Sa vie est un mélange de coups d'éclat (en 1972, il offre la moitié du montant de son Booker Prize aux Black Panthers) et de coups de cour (à partir des années quatre-vingt, il écrit une trilogie consacrée aux paysans de la montagne). " Est-ce qu'on sait jamais dire avec des mots ce que l'on croit ? ", interroge l'un des personnages de King. John Berger est à la fois écrivain, critique d'art, peintre, scénariste. Il s'agit d'emprunter mille chemins pour arriver à un seul et même endroit. Celui où l'on parle au plus près de l'homme. Ses beautés, ses laideurs. Et sa capacité meurtrière à oublier d'où il vient.
" C'est pas si mal, non, d'avoir survécu une nouvelle fois à l'hiver ? " King raconte vingt-quatre heures de la vie d'une dizaine de SDF. Qui sont sur le point d'être expulsés de leur terrain vague par un promoteur immobilier. Car c'est l'un des paradoxes de notre société actuelle : ceux qui ont tout veulent tout. L'histoire de ces hommes et femmes, confrontés à un monde dont ils sont de plus en plus exclus, est racontée par King. Tout le roman est bâti sur cette ambivalence. Car King est à la fois un chien (seul un animal peut flairer la détresse humaine) et un homme (la détresse humaine fait de tout être un animal). Mais nous, comment considère-t-on ces hommes et femmes croisés régulièrement dans la rue ?
King est une fable réaliste à la beauté poignante. Magnifique scène finale sur un groupe d'hommes transformé en une meute de chiens sauvages. Le livre est composé de paragraphes coupants et courts. Comme un bloc de pierre dont il ne resterait plus que des morceaux épars. Il y a, tout au long de ces pages consacrées aux SDF, le combat de l'amour et l'évidence de l'amitié. Car la pauvreté soude et sépare en même temps. Leur vie semble avancer pas à pas. Faite d'un terreau sur lequel les rêves se meurent un à un. " D'où vient le courage ? " De la folie et de la nécessité. Nécessité de s'oublier soi-même et folie de croire en la vie. Et l'on se souvient de l'histoire de l'hirondelle racontée par King. L'oiseau s'engouffre, par erreur, dans une pièce fermée. Il ne trouve plus la fenêtre par laquelle il est entré. Ne cesse de se blesser sur une vitre. Mais, épuisé, il se trompe enfin de fenêtre. Et, par erreur, se retrouve dehors dans les airs.
John Berger est un romancier à la fois mystique et politique. Il pourrait faire sienne la phrase de King : " Je m'empare de celui qui souffre, et je grogne si quelqu'un s'en approche. " Car il faut batailler sans larmes et sans cris. Être dans la dénonciation et non dans l'apitoiement. John Berger a refusé que son nom apparaisse sur la couverture du livre. King est un roman entièrement dédié aux sans-domicile-fixe. Il plonge ses racines dans la réalité quotidienne afin de faire bouger concrètement la situation. La situation économique (scandales des opérations immobilières menées avec brutalité) et la situation morale (notre regard de passant ne leur offre aucune humanité mais leur ôte toute intimité). L'un des personnages de l'histoire possède un anneau à l'intérieur duquel est gravée une phrase : " Ne m'oublie pas. " À la lecture du roman, se fait jour un sentiment à la fois émouvant et dérangeant : King est un livre pour eux et contre nous.
King, de John Berger ; traduction, Kayta Andreadakis-Berger. Éditions de l'Olivier. 224 pages.
Photocopies, de John Berger. Traduction, Élisabeth Motsch. Éditions de l'Olivier. 192 pages.

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