mardi 27 juin 2017

Keith Richards / Une vie entre l’enfer et les paradis

Keith Richards


Keith Richards : une vie entre l’enfer et les paradis

Paris Match|
REUTERS/Scanpix Sweden
C’est le « guitar hero » absolu. Et un survivant. La conscience musicale desRolling Stones publie ses Mémoires. Un monument de sexe, drogue et rock’n’roll
Paris Match. Le passage le plus étonnant de votre ­autobiographie concerne la création du groupe. Contrairement à la légende rapportée dans tous les livres, ce n’est pas Brian Jones qui a fondé les Rolling Stones ! 
Keith Richards. Cela a été rapidement le problème avec lui. Dans sa tête, sans que l’on sache bien pourquoi, il se prenait pour le leader. C’est ainsi qu’il recevait 50 livres de plus que nous chaque semaine, et on n’était pas au courant ! Pareil pour le nom du groupe. C’est en téléphonant à un petit club, pour se faire engager, que le problème s’est posé. Le type nous demandait notre nom. Il y avait la pochette d’un disque de Muddy Waters étalée par terre, dont le premier titre était “Rollin’ Stone Blues”. Cela a été une concertation collective dans l’instant. Tout en tenant le combiné, on s’est dit : “Les Rolling Stones ? Oui, ça sonne bien.” Ce n’est pas Brian Jones qui, dans son coin, a eu une grande réflexion pour la postérité.
Lorsque vous avez commencé à composer avec Mick ­Jagger, Brian Jones s’est senti exclu, et cela a été le début de sa descente aux enfers. N’auriez-vous pas pu l’inclure dans le processus de composition ?
Aujourd’hui, je vous réponds oui. Bien sûr qu’on aurait pu être plus attentifs, comprendre qu’il s’imaginait qu’on l’écartait alors que c’était faux. Bien sûr que nous aurions pu l’inviter à participer à l’élaboration des chan­sons, mais c’est la réflexion d’un adulte, pas celle du gamin que j’étais, qui ne réfléchissait pas tellement en ces termes. Et il faut être honnête aussi, je n’ai jamais vu le début du commencement d’une chanson écrite par Brian. On m’a dit que j’étais dur avec lui dans le livre, mais ce n’était vraiment pas un personnage facile. Je n’ai jamais connu un autre type à qui la gloire était montée à la tête aussi vite. C’est étonnant, d’ailleurs, car c’était un petit gars de la campagne, propre sur lui et gentil.
En racontant la liaison que Mick Jagger a eue sur le tournage de “Performance” avec Anita Pallenberg, votre compagne d’alors, vous dites que cela a creusé un fossé entre vous et lui, “pour toujours”. Qu’entendez-vous par là ?
Ce n’est pas tant le fait d’avoir couché avec Anita. Il faut se remettre dans le contexte des sixties. Tout le monde essayait tout avec tout le monde. En plus, je n’étais pas un jaloux hystérique. Cela aurait été vain avec Anita. C’était un sacré caractère qui, de toute façon, n’en faisait qu’à sa tête. J’en ai surtout voulu à Mick, parce que cette escapade cinématographique compromettait l’équilibre du groupe. Et le bouquet, c’était qu’il se tapait ma copine, en plus ! En même temps, il m’a fait saigner et j’ai écrit “Let it Bleed”, et mis en colère, ce qui m’a fait écrire “Gimme Shelter”. Alors, l’un dans l’autre…
D’autant que vous vous êtes vengé en couchant avec ­Marianne Faithfull…
Exact. Il s’en est fallu d’un cheveu que Mick ne me chope, d’ailleurs. J’ai sauté par la fenêtre en caleçon, avec mes affaires, en entendant sa clé dans la serrure. J’y ai d’ailleurs laissé mes chaussettes, mais Mick n’est heureusement pas le genre de bonhomme à chercher des chaussettes sous le lit.
Vous prétendez avoir commencé à vous droguer pour ne pas être une rock star. Que voulez-vous dire ?
Cela, c’est venu plus tard. J’ai commencé à me droguer pour tenir le coup ! Je fréquentais beaucoup de musiciens noirs en tournée, et ils étaient toujours en forme et impeccables. Moi, j’avais 19 ans, je devais assurer parfois trois shows par jour, cinq fois par semaine, et j’étais épuisé. Un jour, je leur ai demandé : “Mais comment vous faites, les gars ? J’ai quinze ans de moins que vous et je suis fracassé.” Ils m’ont répondu discrètement : “Petit gars, tu prends cette petite pilule pour tenir, celle-ci pour te détendre, celle-là pour relancer la machine…” Et de fait, grâce à la potion de mes cousins blacks, je pétais le feu ! Voilà comment j’ai commencé. Pour travailler, pas pour faire la bamboula. Par la suite, il a fallu gérer une existence publique, ce qui a été plus compliqué pour moi. Comme disait Fellini : “Je ne veux pas être dans mes films, je veux faire des films.” Moi, c’est pareil, mais à partir du moment où j’ai compris que, pour enregistrer des chansons, il fallait que je sois une rock star, j’ai accepté le contrat et je l’ai rempli. Mais à ma façon, en me shootant pour faire face à toute la pression extérieure.
A quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous aviez à l’évidence des dispositions physiques hors normes pour encaisser les excès ? 
Quand je me comparais avec d’autres, je suppose. Brian était déglingué en permanence. John Lennon n’est jamais sorti de chez moi debout, ni sans avoir au préalable vomi dans mes toilettes. Et puis, j’étais un junkie discipliné. D’abord, je ne prenais que de la très bonne qualité. ­Ensuite, je savais jusqu’à quel point je pouvais aller pour être capable de fonctionner. Quand certains cherchent toujours à aller plus haut, encore un peu plus haut… Illusion, bien sûr. Et puis, j’ai une bonne constitution. J’ai quand même guéri d’une hépatite C sans rien faire !
Vous détenez probablement un record avec neuf jours et neuf nuits sans dormir. Comment peut-on arriver à un rythme pareil ?
J’avais une telle énergie ! Je prenais de la coke pour tenir plus longtemps et, quand je voyais que j’atteignais la cote d’alerte, je compensais avec de l’héro pour ralentir, et ainsi de suite. Mais j’ai passé la plupart de ce temps à composer. Une partie du matériel d’“Exile on Main Street” vient de là. Je ne le faisais pas pour faire la fête, même si, soyons honnête, j’ai abondamment donné aussi… C’était surtout pour travailler, écrire, enregistrer, recommencer, etc. Et, dans cet état, on ne voit pas le temps passer. On croise des gens qui ont dormi, pris leur petit ­déjeuner, alors que, pour moi, ce n’était qu’une longue et même journée. Quand ils revenaient, je leur disais : “Mais où étiez-vous donc passés ?”
Les tournées de 1969, 1972 et 1975 sont sûrement les plus folles de l’histoire du rock’n’roll. Si vous aviez à qualifier la plus dingue, laquelle prendriez-vous ?
Celle de 1969 a été folle, mais aussi parce que l’Amérique vivait alors une période folle. Le Vietnam, les assassinats de King et de Kennedy l’année précédente. Cela s’est d’ailleurs tragiquement terminé pour nous, à Altamont, par la mort d’un spectateur, ce qui résume assez bien l’histoire. C’était la première fois que nous jouions comme un “gros” groupe en tournée. Tout était plus grand, les salles de concert, le nombre de dates à assurer, la quantité de spectateurs, les after shows, les groupies, etc. Tout a pris une autre dimension, et on a vécu ça comme une énorme excitation. En 1972, c’était la Stones Touring Party [la fiesta itinérante des Stones]. Cela me semble assez clair. En 1975, c’était la tournée de la coke. Mon rythme sur scène, c’était une chanson, une ligne…
En 1976, Anita n’étant pas en état de s’occuper de votre fils Marlon, il vous a accompagné en tournée, alors que vous étiez un junkie complet. N’aviez-vous pas peur de l’exposer ainsi à un mode de vie démentiel et dangereux ?
J’étais parfaitement conscient que ce n’était pas la place d’un petit garçon de 7 ans d’être au milieu de musiciens qui se couchaient à pas d’heure, des filles et de la drogue, mais j’ai vu cela sous l’angle de la tribu. Il vivait avec nous, au sein de notre caravane. Les autres membres du groupe le protégeaient.
Vous voyagiez ensemble pour aller de ville en ville, et il vous avertissait quand vous vous endormiez sur la route…
Ou il me prévenait quand les flics arrivaient pour fouiller la voiture à la recherche de drogue. Il m’a été très précieux, mon petit Marlon. De plus, il lit très bien les cartes routières.
Les pages les plus émouvantes du livre sont celles où on vous annonce, juste avant de monter sur scène, que vous venez de perdre votre bébé, Tara. Comment avez-vous pu jouer “Satisfaction” ce soir-là ?
J’ai réfléchi dix secondes. Tout le monde pensait que j’allais annuler, mais je n’ai pas voulu. Cela n’aurait servi à rien. Je ne pensais pas en parler dans ce livre, mais c’est le principe d’une autobiographie, je crois. On revient malgré soi sur les épisodes les plus douloureux de sa vie. L’écrire m’a obligé à me remémorer les bons moments avec des amis disparus, et à raviver le souvenir de Tara. Il aurait plus de 30 ans aujourd’hui, et j’y pense chaque semaine.
Pourquoi dites-vous ne pas savoir où il est enterré ?
[Très long silence.] Ce qui s’est passé avec Tara est ­entre Anita et moi. Jamais je ne me pardonnerai d’avoir ainsi laissé un nouveau-né… Dire adieu à un bébé, ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses. Lorsque c’est arrivé, il ne m’apparaissait pas concevable de l’enterrer avec une pierre tombale sur laquelle on serait allés le voir de temps en temps. Mais je le retrouverai un jour, quelque part.
Diriez-vous que vous avez touché le fond, quand vous ­alliez chercher de la drogue dans les bas quartiers de New York, muni d’un pistolet ? Ou lorsque vous vous êtes ­injecté de l’héroïne dans le tribunal où l’on vous jugeait à ­Toronto, alors que vous étiez censé être en désintoxication ?
Toronto a sans doute été le plus grave. Quand on est venu m’arrêter, la police canadienne a mis une heure pour me réveiller en me balançant des claques dans la gueule. Il faut dire que je n’avais pas dormi depuis cinq jours ! Je pensais vraiment que j’allais partir en prison pour cinq ans. J’étais accusé de trafic, de détention et d’importation illégale. Mais là où j’ai touché le fond, c’est en 1978, lorsque j’attendais mon dealer dans une boîte de nuit minable, en vomissant sur le canapé, car en manque et inquiet qu’il puisse me rater. J’étais numéro un avec “Miss You” et j’en étais réduit à ça. Cela a été un moment clé où je me suis dit : “Il faut que j’arrête. Vraiment.” J’avais déjà fait cinq tentatives auparavant, mais replongé à chaque fois. Ce coup-ci a été le bon. On croit toujours que je suis un junkie, mais j’ai décroché depuis plus de trente ans !
Qu’avez-vous dit à vos filles quand elles étaient adolescentes et partaient en virée à New York ? Il vous était ­difficile de jouer au père Fouettard, non ?
J’ai toujours été très ouvert avec elles. Je n’ai jamais esquivé la moindre question sur n’importe quel sujet. J’ai donc expliqué que telle drogue faisait ci, telle drogue faisait ça. En réalité, je pense que je suis mieux placé pour conseiller mes filles qu’un père qui ne sait rien de la drogue et dit : “Ne touche pas à ça”, comme un robot fait la morale. La preuve en est, c’est qu’elles vont très bien. Et puis, un petit joint de temps en temps n’a jamais fait de mal à personne, n’est-ce pas ?
Mick Jagger a-t-il lu votre livre et demandé des ­suppressions ?
Etrangement, la seule chose qui lui a posé un problème, c’est que je dise qu’il avait un coach vocal. La bonne blague. Mais tout le monde le sait, Mick
Comment expliquez-vous que vous soyez entré en guerre avec lui, dans les années 80 ?
D’abord, parce qu’on a commencé à vivre à deux endroits différents. Auparavant, on était souvent ensemble, et il était facile de se voir, de travailler. Et c’est là où on s’entend le mieux. Puis Mick a commencé à devenir un jet-setteur fou, ce que je n’aimais pas. Comme lorsqu’il voulait un mariage discret avec Bianca et a choisi Saint-Tropez en plein été… Mais, pour être honnête, j’ai senti, dès la fin des années 70, qu’un clash allait survenir. Une fois devenu clean, j’ai très vite compris que Mick n’aimait pas du tout que je m’investisse davantage dans les affaires du groupe. Moi, naïf, j’avais une attitude plutôt sympa : merci, mon vieux, d’avoir assuré toutes ces années pendant que j’étais à l’ouest, maintenant je vais te soulager un peu. Or, Mick adore tout contrôler. C’est son côté Hitler. Ou Napoléon, si vous préférez, puisque vous êtes français. Plus d’une fois, au cours de réunions d’avant tournée, il me disait : “Oh ! tais-toi, Keith, c’est idiot ce que tu dis.” Vous imaginez comme ça me plaisait…
Pensez-vous que les Stones seraient encore ensemble si les albums solos de Mick Jagger, dans les années 80, avaient marché ?
Mais Mick Jagger n’est rien sans les Rolling Stones ! Pas plus que Keith Richards, d’ailleurs. Ensemble, c’est autre chose, et c’est ce qu’il a mis du temps à comprendre. Mais je n’étais pas tellement inquiet car je savais qu’il était incapable de faire un bon album tout seul.
Vous avez dû être content de voir que vos propres essais en solo ont reçu un meilleur accueil que les siens ?
J’ai fait ça pour m’occuper, mais cela ne m’a pas ­dérangé, en effet.
Vous dites qu’il est un peu comme votre frère, mais vos commentaires sont quand même très acides à son égard. On vous sent encore en colère.
A l’époque, c’était le cas. Quand j’ai appris que, dans mon dos, il signait un deal pour les Stones avec CBS en échange d’un projet d’album solo, je l’aurais tué ! Je ne comprends toujours pas comment il a pu péter les plombs à ce point-là. Vouloir être plus que la plus grande star du show-biz de la planète, ce qu’il était, ça me dépasse. A un moment, on avait l’impression que c’était Sa Majesté et que nous bossions pour lui, au cacheton ! Quand il était dans la pièce, nous évoquions “cette pétasse de Brenda” pour qu’il ne comprenne pas qu’on parlait de lui.
Aujourd’hui, vous ne parlez que de business ou vous ­arrive-t-il encore d’aller boire un coup comme deux copains ?
C’est lorsqu’on est séparés qu’il y a des problèmes. Il y a quinze jours, il est venu chez moi, à Londres, et on a passé l’après-midi ensemble.
Mais peut-on encore parler de “groupe” à propos des ­Rolling Stones ? Vous-même dites que cela fait vingt ans que vous n’avez pas mis les pieds dans sa loge !
On pourrait inverser la chose. Cela fait vingt ans qu’il n’a pas mis les pieds dans la mienne ! Il est certain que nous sommes deux personnes très différentes. Ma loge est pleine de musique, de gens qui vont et qui viennent. Celle de Mick est une cellule de moine. Il fait ses vocalises, ses exercices physiques… Ce n’est pas la même ambiance. Mick était beaucoup plus chaleureux avant. Il s’est un peu enfermé dans un frigo, avec une mentalité d’assiégé, mais bon, maintenant ça va, on a aplani les choses.
Tout de même, dans les années 70, vous chantiez fantastiquement tous les deux sur scène. Aujourd’hui, quand vous interprétez vous-même deux chansons, il s’éclipse. Par contrat, même, paraît-il !
Mais j’aimerais qu’il vienne sur scène chanter avec moi ! Dans son esprit, c’est par respect pour moi, sans doute : “C’est le quart d’heure du show de Keith, je ne vais pas le déranger.” Je ne verrais aucun problème à ce qu’il vienne. Mais il faut qu’il change de robe, aussi…
N’avez-vous pas été surpris par tous les témoignages de sympathie reçus après votre accident aux Fidji ?
Ils m’ont quasiment tué pour de bon, avec ces témoignages d’amour ! C’était incroyable. Et pourtant, je n’ai ­jamais été très sympa dans la vie. Un vrai trou du cul, ­parfois. Mais là, tous ces gens qui s’inquiétaient pour moi, c’était fou. Sans parler du message de Tony Blair. Le ­Premier ministre, le chef de l’establishment qui a essayé cent fois de me mettre en taule, s’inquiétait pour moi ! L’ironie de l’histoire n’est pas banale.


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