On n’écrit pas les mêmes fictions selon qu’on a, ou pas, observé les ravages de la violence. Les lecteurs français ont eu une idée de la romancière raffinée et sans illusions qu’était Martha Gellhorn (1908-1998) grâce à la traduction de Quel temps fait-il en Afrique ? (Calmann-Lévy, 2006), trois novellas publiées par l’auteur après quatre décennies de reportages. Martha Gellhorn, à l’automne 1934, quand elle se porte candidate pour le programme d’enquêtes de la FERA (Federal Emergency Relief Administration, Agence fédérale des secours d’urgence), n’a pas encore été correspondante de guerre, n’a pas essuyé les bombardements en Espagne, n’est allée ni en Chine ni au Vietnam, n’a pas habité au Kenya. C’est une grande blonde de bonne famille, originaire de Saint-Louis (Missouri), qui revient d’Europe. Elle a vu l’Allemagne de 1933, mais elle a surtout vécu quelques années à Paris, où elle a eu une histoire avec Bertrand de Jouvenel. Elle a milité parmi les pacifistes, consacré son premier roman à cette expérience. Elle est jeune : 26 ans. Sa mère est une ancienne camarade de classe de la First Lady Eleanor Roosevelt : ça aide.
Gellhorn va passer huit mois en Caroline du Nord et du Sud, dans le New Jersey et la Nouvelle Angleterre, à interviewer les victimes de la Grande Dépression, à essayer de comprendre comment ils survivent, à décrire ce qu’elle voit. C’est un peu plus tard que Walker Evans s’est installé chez les fermiers de l’Alabama, pour un travail resté fameux (exposé récemment à Beaubourg, lire Libération du 13 mai), et Dorothea Lange est partie plus à l’ouest, notamment en Californie, sur les traces des migrants, pour des images passées également à la postérité. Les photographes étaient missionnés par une autre agence que celle qui envoya Gellhorn et quinze autres enquêteurs sur le terrain : la FSA (Farm Security Administration).
Ernest Hemingway et Martha Gellhorn

Negro-spiritual

L’homme qui avait eu l’idée de demander des rapports écrits sur la situation des chômeurs s’appelait Harry Hopkins. Il était un proche conseiller du président Roosevelt, qui lui «confia la mise en œuvre des premières mesures du New Deal» via la FERA dont il prit la direction. Marc Kravetz donne toutes ces informations dans sa présentation de J’ai vu la misère, les fictions que Martha Gellhorn écrivit à partir de ses enquêtes pour Hopkins. Elle commença à travailler sur son livre à la Maison Blanche, où l’avait invitée Eleanor Roosevelt, mais ce n’était pas le meilleur endroit, elle emporta sa machine à écrire dans une autre villégiature, moins fréquentée.
J’ai vu la misère (d’après le negro-spiritual que tout le monde chante un jour ou l’autre, qui dit «Nobody knows the trouble I’ve seen») a été publié en 1936. Les Nouvelles Editions latines l’ont traduit dès 1938, puis réédité en 2010, sous le titre Détresse américaine, dans une traduction que les Editions du Sonneur ont révisée. Par exemple, là où Denise Geneix, dans la traduction de 1938, parlait presque systématiquement de «Nègres», celle de 2017 ne parle que de «Noirs», même quand les personnages ont des pensées racistes.
Ils sont cinq à se partager le premier rôle dans les sept nouvelles de J’ai vu la misère, sous-titré «Récits d’une Amérique en crise». Ce sont des fictions lestées d’une évidente valeur documentaire. A l’inverse, les reportages de Martha Gellhorn, qu’on a pu découvrir récemment, dans la Guerre de face (les Belles-Lettres) et Mes Saisons en enfer, sont littérairement saisissants, et parfois très romanesques. Mais il n’y a pas de confusion possible : journaliste, Gellhorn brode peut-être, mais elle n’invente pas. Romancière, elle se met à la place des pauvres gens, dans leur peau. Ce sont de bonnes histoires, bien racontées, un peu vieillottes.
Mrs Maddison, sexagénaire dont l’espoir et la confiance dans la vie en général et le Président en particulier, sont indestructibles, se rend à l’aide sociale, en chapeau et gants blancs. Celui qu’elle n’a pas enfilé, car il est trop reprisé, remplace le mouchoir qu’elle n’a pas, qu’elle n’a plus. Mrs Maddison a eu autrefois un mari, une maison, une famille. Son mari et ses fils aînés sont morts. On lui a alloué une ancienne cabane de Noirs, dont elle a recouvert les murs de pages de magazines. Quelques vieux meubles, et elle est chez elle. Elle donne une partie de l’aide qu’elle reçoit à sa petite-fille, dont le père est un propre à rien, il boit. Il n’a pas de travail, mais qui en a ? Mrs Maddison suit son fils Alec lorsque celui-ci emprunte dans le cadre du programme «retour à la terre», et tente en vain de s’improviser fermier. Une fois de plus, elle recommence à zéro. Et quand Alec se retrouve en prison, elle a le courage d’aller solliciter un avocat.

Piédestal

Dans «Joe et Pete», qui ressemble à un scénario de Ken Loach, un responsable syndical et un ouvrier sont confrontés à l’échec d’une longue grève. Chacun descend du modeste piédestal où le travail et la constance l’avaient mis. Tomber de Charybde en Scylla est le mécanisme à l’œuvre dans l’Amérique de ces années-là, pour des millions d’infortunés. Martha Gellhorn fait en sorte que ce ne soit pas le ressort unique de ses nouvelles. La manière d’envisager son propre sort ne change pas tout, mais dessine parfois une issue. Jim, 21 ans, épouse l’adorable Lou, qui lui tient des discours qu’un homme a du mal à entendre : «On prendra tout ce qu’on pourra à l’aide sociale, et sans les remercier encore. […] Mais on doit pas avoir honte, on doit pas avoir honte. Autant mourir si on a honte.» Avoir recours à l’aide sociale est un tourment pour chaque personnage. La petite Ruby, 11 ans, trouve une solution. «Petit à petit, elle en vint à ne plus prêter autant d’attention à son travail de l’après-midi. Cela ne durait guère plus d’une heure, et elle avait noté que si elle s’appliquait de toutes ses forces à penser à autre chose, le temps passait plus vite. Elle eut bientôt avec les clients une attitude décontractée, nonchalante, sinon aimable.»
Martha Gellhorn a vu la faim, le désespoir, la pauvreté sordide. Elle est mûre pour la guerre. Un an après la FERA, dont elle a été virée après avoir incité des chômeurs à la révolte, elle rencontre Hemingway, qui sera son premier mari, et part pour l’Espagne.
Martha Gellhorn
 J’ai vu la misère. Récits d’une Amérique en crise Avant-propos de Marc Kravetz. Préface de H.G. Wells. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Denise Geneix. Les éditions du Sonneur, 260 pp., 20,50 €..