Au lendemain de la chute de Robespierre, le 9 Thermidor, toute la contre-Révolution ne fut qu’un immense soupir de soulagement. Résidus de la noblesse, des Girondins, de toutes les factions épurées les unes après les autres, jeunes, vieux, femmes envahirent les terrasses des cafés, dans une orgie de défoulement verbal et politique réactionnaire. On sortait des caves, des cachettes, des maisons de campagne où l’on avait trouvé refuge. On n’en revenait pas de pouvoir parler sans crainte, d’être simplement vivants. On renoua brièvement avec la fameuse «douceur de vivre» de l’Ancien Régime. On fit de bonnes affaires. Des fortunes se constituèrent rapidement. On désigne cette période sous le nom de «réaction thermidorienne».
Il y avait de la réaction thermidorienne, sur les plateaux de l’info continue, dans les heures qui suivirent la publication de la désormais célèbre tribune des importunées, et heureuses de l’être. «Des femmes libèrent une autre parole», avait titré le Monde, proclamant ainsi que cette libération-là était le pendant de l’autre, la libération de la parole des femmes harcelées et agressées, qui se déployait depuis trois mois. Car cette «autre» parole-là, savez-vous, était emprisonnée depuis l’affaire Weinstein. Le droit inaliénable des femmes à être importunées était devenu tabou. Et le titre s’avéra prémonitoire. Toute une longue journée, «l’autre parole» déferla sur les plateaux de la télé continue, toute réjouie de l’aubaine : pensez donc, des crêpages de chignons entre femmes, et toutes se revendiquant du féminisme, la belle affaire !
Pour se libérer, elle se libéra, «l’autre parole». Une orgie verbale, un feu d’artifice d’écrivaines, de patronnes, de psychanalystes, avec, en meneuse de revue, une ex-star du X. Finalement, les mains aux fesses, c’est pas si désagréable. On peut y prendre du plaisir, savez-vous, pour peu qu’on l’ait décidé ! Et qu’un frotteur du métro éjacule sur votre manteau, les copines, quelle fantastique école de zénitude, d’empathie, et de résilience. Allons, les féministes puritaines ! Avouez-le, que vous avez dramatisé. Revendiquez le droit d’être au-dessus de tout ça. Triomphez de vos violeurs ! Montrez-leur que vous êtes parfaitement capables de jouir de votre situation de violées, d’humiliées et de dominées. Comme des grandes. Comme nous, les baby-boomeuses, les échangistes des boîtes parisiennes, vos glorieuses aînées.
Le point d’orgue fut atteint par l’ex-star du porno, Brigitte Lahaie, qui lança à la féministe Caroline De Haas : «On peut jouir lors d’un viol, je vous signale.» Sans aucune réaction des autres invités, ni de la présentatrice de BFM Nathalie Lévy. Quelques heures durant, les féministes, les agressées, les harcelées, en restèrent sidérées. Oui, «sidérées». Comme par un remake, à grande échelle. Ainsi l’œuvre de la comédienne (Bordel SS, la Face cachée d’Hitler) fit une spectaculaire irruption dans le débat. Du grand art.
Pourquoi pas ? Vive la liberté d’expression, pleine et entière. Mais comment dire : dans cette orgie libératrice, quelque chose sonnait faux. Insincère. Une libération ? Peut-être, mais sans joie, sans fleurs, sans embrassades, sans drapeaux, sans plaisir, le comble pour des apologistes de la souveraineté du plaisir. Quoi d’étonnant ? Ces femmes revendiquaient «le droit à être importunées». Un droit passif. Le droit à être victimes des hommes. Mais l’apologie de la passivité libératrice, par définition, peut difficilement constituer le socle d’un discours mobilisateur. Comme si en fait, c’était autre chose qui s’exprimait. Toutes ces femmes signataires avaient retiré gloire et fortune des années bénies entourant Mai 68. De grands films avec de grands réalisateurs, un best-seller sur l’échangisme, soutenu par toute l’intelligentsia parisienne, une carrière de spécialiste sexo adossée sur une abondante filmographie porno. Elles comptaient parmi les grandes bénéficiaires de cette révolution qui, par ailleurs, n’a pas fait éclater les plafonds de verre, ni réduit les écarts de salaires entre hommes et femmes. Ce texte n’était pas un manifeste. C’est un plaidoyer d’outre-siècle pour leurs années bénies.
Le lendemain, dégrisées, les signataires, comme une seule femme, se désolidarisèrent de Brigitte Lahaie. Laquelle, en larmes, regretta ce qu’elle avait dit. Les carrosses redevinrent citrouilles, et les fières cavales, des souris toutes grises. Comme si l’Histoire, décidément, était passée, sans appel.