mardi 7 juillet 2015

Game of Thrones / Mais où est passée la règle du “pas de spoilers” ?

Cersei Lannister

“Game of Thrones” : mais où est passée la règle du “pas de spoilers” ?


Pierre Langlais
Publié le 19/06/2015. Mis à jour le 19/06/2015 à 15h32.

La phénomène populaire et médiatique qui entoure “Game of Thrones” est sans doute mérité. Mais son ampleur nuit gravement à notre plaisir…
Cet article ne contient pas de spoilers.
Hier soir, j'ai enfin pu regarder l'ultime épisode de la saison 5 de Game of Thrones. Mon emploi du temps ne me l'avait pas permis depuis sa diffusion aux Etats-Unis sur HBO dimanche, puis sur OCS City lundi. Quatre jours de « retard », ce n'est pas grand-chose. Il y a encore deux ans, ça aurait été le signe indéniable d'un piratage éhonté. Il y a dix ans, celui d'un abonnement prémium chez FedEx. Mais la série adaptée des romans de George R.R. Martin est en train de redéfinir la temporalité de la consommation sérielle. Il faut la voir vite. Très vite. Pour bien faire, il faudrait la voir en plein milieu de la nuit, précisément « à l'heure américaine » – ce qu'OCS permet de faire, pour les insomniaques, aux alentours de 3h. Au pire, il faut se ruer dessus dès lundi matin, ou disparaître de la surface du globe jusqu'à lundi soir. Attendre mardi est une folie. Mercredi, une bêtise. Essayez donc jeudi…
En allumant ma télé jeudi soir, je savais précisément tout ce qui allait se passer dans l'épisode. L'épique, le cruel, le brutal, les vivants et les morts. Je connaissais les détails, j'avais vu les images, je savais que ce serait dingue, terrible, surprenant, pas possible, super. Mais je n'avais rien demandé à personne. Un véritable travail de sape, progressif, débuté dès la semaine précédent la diffusion. Qui allait tenir bon ? Qui allait y passer ? Quels enjeux ? Quels secrets de tournage ? Un défilé d'articles, de commentaires, de posts, de blogs, à qui trouverait l'angle le plus improbable ou le titre le plus provocateur pour convaincre le fan en manque de cliquer. Lundi matin, au réveil, je commets l'inconcevable : j'ouvre mon compte Twitter. Une pluie de captures d'écran s'abat sur moi, saisies lors des instants clefs de l'épisode. Et des titres dont l'ambiguité faussement prudente ne laisse aucun doute : « Tel acteur nous raconte la scène choquante de son personnage », « Telle actrice nous dit si son personnage va revenir la saison prochaine ». Autant écrire, en gras : « Tel et Telle sont morts ».




Depuis quelques mois, la sacrosainte règle du « pas de spoilers » est partie en fumée. Ce ne sont pas (que) des téléspectateurs et internautes anonymes qui balancent en ligne les intrigues de Game of Thrones et leurs rebondissements stupéfiants. Ce sont aussi les grands médias américains. Finie, la retenue chez les très honorables Hollywood ReporterVariety et autre Vulture. Attendre que son concurrent « spoile » le premier, c'est égorger la poule aux clics d'or. Et tant pis s'il existe, dans de lointains pays cathodiquement sous-développés (la France, par exemple), des amateurs de séries qui doivent attendre quelques heures, quelques jours pour voir à leur tour les Stark, Lannister ou Tyrell s'entretuer. Pour survivre, il faut se déconnecter de tout réseau social, presque abandonner Internet. Et ne pas attendre. Car la pression n'est pas que numérique, elle est aussi sociale. Ne pas voir le dernier épisode de Game of Thrones, c'est ne pas rire en réunion, devoir se boucher les oreilles dans le métro, éviter comme des mines toutes discussions liées à la série. Un peu comme s'il avait fallu traverser Paris le 13 juillet 1998 sans apprendre que les Bleus étaient champions du monde de foot.
A moins de décider de ne pas voir Game of Thrones (du tout), il faut voir Game of Thrones dès maintenant. Demain, ce ne sera plus pareil. La force de certains personnages, la qualité des dialogues, la beauté de la production, son ambition, tout cela ne sera plus exactement aussi bon une fois que vous saurez tout – les lecteurs des romans de George R.R. Martin, qui ont longtemps eu de l'avance sur l'intrigue de la série, sont un cas à part. Game of Thrones est partout. On discute bruyamment de son intrigue, on chuchote, le regard entendu, de ses derniers remous, on débat de son traitement du sexe et de la violence, dénonçant l'insupportable brutalité de cette histoire barbare… avant de se ruer goulûment sur la prochaine saison. Game of Thrones est un phénomène d'audience, de société, de politique, de presque tout puisqu'on ne parle que d'elle. Ceux qui n'aiment pas les séries aiment Game of Thrones. Ceux qui les aiment en oublieraient presque qu'il n'y a pas que Westeros dans ce monde, et en font des tartines sur une fresque qui, si remarquable soit-elle, n'est pas un chef d'œuvre – surabondance d'articles à laquelle je participe moi-même ici…
Game of Thrones est un vrai plaisir, une série ample, richement produite, qui a réussi à prendre dans le piège de sa narration des millions de téléspectateurs et d'internautes. Ce n'est pas un miracle si on en parle tant, si à chaque fin de saison c'est à celui qui criera le plus fort sa surprise, qui racontera comment il a bondi sur son canapé. Il faut se réjouir d'une telle popularité, de ce mouvement de partage, de cette excitation, de cette envie de séries – même si elle éclipse beaucoup d'autres œuvres au moins aussi intéressantes. Il serait bête et méchant de réagir négativement en tapant sur Game of Thrones elle-même, quand bien même il faut bien reconnaître que l'on s'ennuie volontiers devant certains épisodes, l'œil à moitié ouvert dans l'espoir d'un coup de théâtre. Je ne peux que m'en prendre à moi-même, me direz-vous, puisque je me promène, inconscient, sur les réseaux sociaux. Je suis comme beaucoup de sériephiles, je compte bien regarder Game of Thrones jusqu'au dernier épisode. L'année prochaine, comme la suivante, je me ferai donc spoiler. Je pourrais tout faire pour me protéger, mais je ne compte pas disparaître des réseaux sociaux (utiliser des outils adaptés ne suffit pas nécessairement), cesser de parler avec mes collègues, me boucher les oreilles dans le métro. Je ne lâcherai pas Game of Thrones, mais je crains de ne plus jamais pouvoir la regarder en paix…





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