vendredi 8 septembre 2017

Emmanuel Carrère / D'autres textes que les siens


Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère: d'autres textes que les siens


Par Julien Bisson

Publié le 04/03/2016 à 07:51


Un épais recueil d'une trentaine de chroniques et articles, parus depuis vingt-cinq ans dans la presse, dessine le parcours intime et littéraire de l'écrivain. Passionnant!

Il y a d'abord ce titre énigmatique, tiré du Yi King, l'antique livre de sagesse chinoise, qui donne son empreinte à l'ouvrage. Car, dans Il est avantageux d'avoir où aller, Emmanuel Carrère ne se contente pas de recueillir des textes épars, parus ci et là dans la presse. Il dessine un parcours, relie des points un à un, qui finissent par donner, sinon une unité, du moins une cohérence, une direction à son oeuvre. Une direction qu'il résume, en conclusion du poignant "Chambre 304, hôtel du Midi", par ces mots: "J'ignore où cela me mène, mais je ne sais plus écrire que ce qui s'est passé."  
Ce texte, paru initialement dans le recueil Rooms d'Olivier Rolin, n'est pas inconnu des lecteurs de Carrère: il en est fait mention dans D'autres vies que la mienneau moment d'évoquer la mort de sa belle-soeur, Juliette, frappée par un cancer du sein. De ce "bout de chagrin compact", l'auteur comprend qu'il ne saurait faire "un ensemble à vocation romanesque et lucide". Qu'il faudra en établir le récit, honnête et sincère. 

Rendre compte du monde

Le "rapport", pour reprendre le vocabulaire de Philip K. Dick, dont on trouvera ici la préface à ses Nouvelles. Ce n'est donc pas un hasard si le recueil s'ouvre sur trois chroniques de faits divers parues dans L'Evénement du jeudi, au début des années 1990. Le ton y est donné: des reportages dans la Roumanie post-Ceausescu aux sommets extravagants de Davos, de l'hiver moscovite aux palais de Florence, Emmanuel Carrère va dès lors s'attacher à rendre compte du monde, à le documenter sans l'artifice de la fiction, mais avec l'assurance d'"occuper [sa] place et nulle autre".  
De cet épais volume de près de 600 pages, certains sujets sont familiers: avant de les développer dans des livres au long cours, Carrère en a souvent tiré des articles, qui ont l'étrange caractère d'être à la fois des textes achevés et des ébauches rétrospectives d'oeuvres à venir. On pourra ainsi lire deux comptes rendus du procès de Jean-Claude Romand pour Le Nouvel Observateur, un texte pour Paris Match baptisé "La Mort au Sri Lanka", paru quelques jours seulement après le tsunami qui emporta la petite Juliette, ou encore "Le Dernier des possédés", long portrait consacré à Edouard Limonov dans le tout premier numéro de la revue XXI.  
On trouvera également des projets de film avortés, des embryons de fiction, des exercices d'admiration. L'ancien critique de cinéma ne fait pas mystère de ses enthousiasmes, et ses éloges de L'Homme-dé de Luke Rhinehart, du Cavalier suédois de Leo Perutz ou du Journaliste et l'Assassin de Janet Malcolm en convaincront plus d'un. Sans oublier une poignée de portraits de maîtres, chéris ou regrettés, parmi lesquels Truman Capote, Sébastien Japrisot ou Claude Miller.  

L'acuité du regard de Carrère

Mis bout à bout, ces textes composent ainsi une forme d'autobiographie intime et littéraire, celle d'un homme curieux de tout, un bobo "à mettre sous verre au pavillon de Sèvres", fier de sa grandeur et conscient de ses médiocrités.  
On se plaît à y retrouver l'acuité du regard de Carrère, sa lucidité envers ses pairs comme envers lui-même. Ses convictions politiques aussi, dans une lettre ouverte à son ancien ami Renaud Camus, dont il rejette la dérive extrémiste et le parti de l'In-nocence. Son humour, lorsqu'il évoque un entretien catastrophique avec Catherine Deneuve, ou lorsque, "envoyé spécial dans le coeur des hommes", il multiplie les chroniques sentimentalo-érotiques pour un féminin italien.  
Mais c'est encore dans l'empathie que sa plume excelle, à l'image du terrible article "La Vie de Julie", paru dans la revue 6 Mois, et qui suit le tragique destin d'une jeune mère séropositive des rues de San Francisco. On se prend à rêver d'un livre entier, illustré des photos glaçantes de Darcy Padilla. A moins, bien sûr, que ses pas ne le mènent ailleurs: tout juste rentré d'un reportage à Calais, l'écrivain s'apprête à s'exiler au Japon. Qu'importe, après tout. Du moment qu'il sait où aller, on se tient prêt à l'y accompagner.  
Il est avantageux d'avoir où aller, par Emmanuel Carrère, 560p., P.O.L, 22,90€. 



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